Pour la septième année, cet été encore, on vous propose une rubrique que vous aimez beaucoup (et nous aussi !), Du berger à la bergère. Tous les mercredis jusqu’à la rentrée, ce sont des auteur·trices et des illustrateur·trices qui posent trois questions à une personne de leur choix. Puis c’est à l’interviewé·e de poser trois questions à son tour à son intervieweur·euse d’un jour. Après Myren Duval et Marie-Aude Murail, Caroline Solé et Vincent Villeminot, Catherine Pineur et Geneviève Casterman, Églantine Ceulemans et Isabelle Maroger, Myriam Dahman et Paul Echegoyen, Gabrielle Berger et Violaine Leroy, cette semaine c’est Pierre-Emmanuel Lyet qui a choisi Magali Le Huche !
Pierre-Emmanuel Lyet : Je suis impressionné par ton aisance à t’adapter à tous les publics : de Paco à Nowhere Girl, il y a une dimension très « pop » (comme chez les Beatles d’ailleurs) où à la fois enfants comme adultes peuvent se retrouver. Penses-tu beaucoup au lecteur et à sa tranche d’âge quand tu travailles sur un livre ?
Magali Le Huche : Bizarrement non, je n’y pense pas, pas tout de suite en tout cas. La question de la tranche d’âge se pose avec mon éditeur, une fois que j’ai exposé mon idée de projet. Avant tout j’ai une envie d’histoire à raconter et l’espoir que ça puisse parler à tout le monde ! Ensuite, on parle de tranche d’âge. Ça peut bien sûr déterminer le graphisme, la technique utilisée, le format du livre, etc.
Pierre-Emmanuel Lyet : Quel est selon toi l’âge idéal pour découvrir Nowhere Girl ?
Magali Le Huche : Au départ, je pensais que cette BD s’adresserait à un public adulte de ma génération, étant donné les références aux années 90 que j’y fais. Mais j’ai reçu beaucoup de messages de jeunes adolescents et préadolescents entre 10 et 14 ans, me faisant part de leur souffrance scolaire, qui se reconnaissaient dans Nowhere girl. J’ai reçu des témoignages parfois très touchants d’adolescents.
Comme quoi le mal être à l’école est toujours bien présent.
Pierre-Emmanuel Lyet : Certains de tes albums ont fait l’objet d’adaptations en animation, et certaines ont fait des choix de direction artistique assez audacieux, je pense à Non-Non et son esthétique stop-motion, par exemple. À quel point t’impliques-tu artistiquement dans le process de la production animée ?
Magali Le Huche : J’ai eu beaucoup de chance de rencontrer Mathieu Auvray, réalisateur de Jean-Michel et Non-Non, et Pauline Pinson, réalisatrice aussi de Jean-Michel, qui est une grande amie de longue date. J’adore le travail de Wassim Boutaleb qui a réalisé plusieurs aventures de Non-Non aussi. J’ai donc une confiance totale et une grande admiration pour leur travail, ce qui me permet de confier « mes bébés » avec plaisir, car je serais bien incapable de faire leur travail.
C’est finalement plus facile pour moi de confier mes persos parce que la direction artistique choisie est très différente de mon dessin, même si l’univers est très fidèle à mes livres. On fait comme une garde alternée, quoi.
Bien entendu, ils me montrent à chaque fois l’évolution, on a travaillé ensemble sur la bible. Ils me concertent régulièrement. Il y a un vrai échange agréable. Ça enrichit même mes idées d’histoires pour mes futurs Jean-Michel et Non-Non en livre. Pareil pour toutes les équipes de scénaristes, dirigées par Régis Jaulin et Léonie de Rudder, je suis très admirative de leur capacité à trouver des idées et de l’esprit politiquement incorrect et décalé qu’ils y injectent. C’est tout ce que j’aime. C’est très agréable pour moi, car je ne fais finalement pas grand-chose sur ces deux séries.
Pierre-Emmanuel Lyet : Tu as exposé ton travail pendant le salon de Villeurbanne. Que retiens-tu de ton expérience où tu t’es confrontée à de nouvelles problématiques comme comment exposer son travail, comment rendre une exposition ludique ou quels choix de scénographies, par exemple ?
Magali Le Huche : Ce sont exactement ces questions que je me suis posées ! C’était super intéressant, même si au départ assez angoissant. Moi qui, comme la plupart des dessinateurs, pense en 2D, là il a fallu que je me pose la question d’une narration dans l’espace pour présenter plusieurs univers en 2D. Pensé à une déambulation agréable et ludique, apportant des surprises visuelles, des invitations à participer, à rendre le circuit interactif, attirant, et que le public comprenne de quoi il s’agissait sans avoir des cartels explicatifs dans tous les sens. Il a fallu faire un travail de scénographie, et c’est ce qui a été le plus difficile pour moi : arriver à imaginer et projeter en petit un univers graphique qui allait être grand dans l’espace réel au final.
Et puis, j’ai terminé par passer cinq jours à faire des fresques, des illustrations géantes sur les murs pour accompagner les accrochages, j’ai beaucoup aimé.
Il y avait une bonne équipe pour m’aider aussi, et ça c’était très rassurant et enrichissant.
Pierre-Emmanuel Lyet : Une question bonus : en tant qu’illustratrice, quel texte ou album de musique (toutes littératures confondues) rêverais-tu de mettre en images ?
Magali Le Huche : Je pense à Sergent Pepper, évidemment, qui est un album très narratif et un puits sans fond d’inspirations visuelles, mais je pense que rien ne peut être visuellement à la hauteur de cet album.
C’est assez difficile comme question ! Je cherche encore 😉
Magali Le Huche : Pierre-Emmanuel, je suis admirative de ta maîtrise des couleurs, de l’énergie et du mouvement qui se dégagent de tes illustrations. Comment abordes-tu le choix des couleurs dans tes albums ? Quel rapport physique as-tu avec le dessin ? Travailles-tu debout ? Assis ? Avec de la musique ? Penses-tu au geste et au mouvement quand tu dessines ?
Pierre-Emmanuel Lyet : Hello Magali, merci beaucoup !
Mon approche de la couleur est très instinctive — j’aime bien me laisser porter par les mélanges et les nuances, constater leurs effets et accentuer ou restreindre la palette à partir de ce que je vois. C’est comme une succession d’accidents que j’essaie de maîtriser. Le point de départ, c’est souvent une couleur, un bleu ou un rose, par exemple. Et après, je déroule en faisant des associations, en testant des choses. Avant Renata, petite aventurière, je ne rationalisais pas trop ma palette, car le plaisir était avant tout dans l’énergie : je travaille parfois debout, et le dessin devient plus un geste, un mouvement que quelque chose d’appliqué et de rationnel. Mona Lisa a été fait comme ça, par exemple. L’implication du corps dans un dessin, la force et l’énergie qu’on peut y mettre permettre de se livrer entièrement dans l’image… du moins ça m’en donne l’impression !
Mais pour mon prochain livre, Ce jour-là, j’ai voulu changer un peu les choses, aller plus loin en réfléchissant longuement aux couleurs et à ce qu’elles peuvent porter comme émotions ou sentiments, tout en les associant à un geste d’une grande amplitude. J’ai travaillé sur des grands formats et c’était très agréable, j’avais l’impression de construire de grands espaces.
Magali Le Huche : Ce rapport au mouvement se sent dans tes illustrations je trouve, et je sais que tu es aussi réalisateur de films d’animation. Que t’apporte le travail de réalisateur dans ton travail d’illustrateur et vice versa ?
Pierre-Emmanuel Lyet : L’illustration et l’animation sont deux langages distincts, mais au final, les champs de compétences sont les mêmes : on y travaille la narration, le cadrage, les personnages, les couleurs…
Je trouve qu’il y a quelque chose de très agréable dans la tourne de page d’un livre : c’est un système inhérent à l’objet qui permet l’ellipse, un peu comme le cut au cinéma. J’aime en faire un terrain de jeu où l’on peut proposer autre chose, où on est parfois plus libre qu’en faisant un film. Le livre permet de faire des écarts, il tolère de ne pas toujours être à 100 % rigoureux. Par exemple, un personnage pourra un peu varier dans son dessin d’une page à l’autre, ça enrichira son caractère ; en animation, on ne peut pas faire ça, le personnage doit être « model », c’est-à-dire toujours dessiné de la même façon. On y construit une réalité qui laisse moins les choses au hasard, qui nécessite d’être très cohérent, même quand c’est absurde ou étrange. L’animation implique aussi un temps de travail plus long.
Par exemple, je travaille à une adaptation de Ce jour-là en film d’animation et cela me permet de raconter des choses très différentes du livre : je construis des ambiances avec plus de précision, le son permet de raconter encore autre chose que l’image ne dit pas et je peux développer de nouveaux personnages. Comme on crée une temporalité, on peut s’attarder sur des détails, des choses qui ne sont qu’esquissées dans le livre.
Magali Le Huche : Tu fais aussi beaucoup de dessins, tableaux très graphiques et uniques en parallèle de ton travail d’animation où les images sont multiples et dans un but narratif. Comment passes-tu de l’un à l’autre ?
Pierre-Emmanuel Lyet : Les dessins que j’expose en galerie, c’est vraiment comme un laboratoire où j’expérimente. C’est là que je peux tester des trucs, où je peux prendre des risques et m’amuser. Il y a quelque chose de très immédiat, instinctif et radical dans cette pratique. Cela me permet aussi de proposer des choses très personnelles.
Au contraire, les films, c’est du long cours, il n’y a pas grand-chose qui est laissé au hasard. En termes de rythme de travail, quand je passe de l’un à l’autre, c’est un peu comme piquer un sprint et faire un marathon… en même temps. Il faut être très patient avec l’animation. Mais au final, je trouve ça très sain et c’est comme ça que je me sens bien dans ma pratique : en dessin, on a toujours l’impression de recommencer de zéro, on se jette à l’eau à chaque fois, on réinvente. Cela nourrit aussi mon travail de réalisateur, m’apprend à être plus rapide. Quand on met en scène, il faut que ce soit tenu et cohérent, la direction artistique du début est la même qu’à la fin, même si un projet dure plusieurs années.
Magali Le Huche : Tu es aussi enseignant, que te renvoient les élèves d’aujourd’hui ? Comment cela interroge ton travail personnel ?
Pierre-Emmanuel Lyet : J’aime beaucoup accompagner des étudiants dans leur travail et leur évolution. Les voir grandir, acquérir de la maturité et progresser est une grande satisfaction, d’autant que beaucoup d’entre eux m’apprennent tout autant, car ils sentent l’esprit de leur époque, ils ont de nouvelles références, ils sont connectés et sensibles. Leurs regards se portent sur des choses nouvelles. L’école d’art, c’est un endroit que je trouve merveilleux, car ils y apprennent à fabriquer leur propre réalité. Ils sont aussi très décomplexés dans l’utilisation de la technique et on essaie, avec l’équipe d’enseignants, de les amener à trouver leur « recette » de fabrication, ce qui va faire que leurs images ne ressemblent à aucune autre. On a parfois l’impression d’être guide en haute montagne : c’est long et parfois douloureux, on peut avoir des doutes. Cela demande beaucoup d’énergie, mais c’est très émouvant, à chaque fois, de les voir aboutir à quelque chose en fin d’études.
Magali Le Huche : En regardant tes images, j’imagine facilement de la musique. Est-ce que le son et la musique interviennent à un moment dans ton travail d’illustrateur ? Est-ce une source d’inspiration ?
Pierre-Emmanuel Lyet : Comme beaucoup de créatifs, j’écoute de la musique en travaillant, ça me stimule et m’inspire beaucoup. Ça peut être un vecteur d’énergie aussi : pour Le petit creux, je me souviens d’avoir beaucoup dessiné en écoutant LCD Soundsystem, par exemple. J’avais besoin de sentir un tourbillon, quelque chose qui me ferait rentrer dans une sorte de transe et l’électro permet ça. C’est agréable d’écouter le son très fort, de se laisser porter. Danser en dessinant, ça permet d’être extrêmement libre dans ses gestes, ça libère le corps, on a moins peur de rater une image. Pour Renata, j’ai besoin d’être plus précis, j’écoute des choses plus calmes comme les Kings of Convenience, des podcasts, du classique ou du jazz. C’est une question de feeling, mais c’est très important pour moi et constitutif dans mon processus de création. Un album comme Ce jour-là est complètement nourri par les pièces de Ravel au piano, par exemple.
Magali Le Huche : La même question bonus pour toi que tu m’as posée, car je suis bien curieuse d’avoir ta version : Quel texte ou album de musique (toutes littératures confondues) rêverais-tu de mettre en images ?
Pierre-Emmanuel Lyet : Haha, c’est une question difficile, car le choix est vaste, et je me demandais bien ce que je répondrais si on me la posait ! Ce serait tellement chouette si on avait le choix. Outre des grands classiques comme Alice au pays des merveilles, Le Livre de la jungle ou Harry Potter que j’adore, je crois que ça me plairait beaucoup d’illustrer des recueils de poèmes de Jacques Prévert qui m’a toujours touché par son inventivité, son anticonformisme et ses engagements politiques. Le Roi et l’oiseau, qu’il a écrit, est le film qui m’a donné envie de faire de l’animation.
Pour la musique, je me laisserais bien tenter par le Surfer’s Choice de Dick Dale, mais c’est sûrement parce que j’ai besoin de vacances et d’océan !
Bibliographie de Pierre-Emmanuel Lyet :
- Ce jour-là, texte et illustration, Seuil Jeunesse (à paraître en octobre 2022).
- Le petit creux, illustration d’un texte de Pierre Delye, Didier Jeunesse (2022).
- Le bonheur, illustration d’un texte de Benoît Reiss, A2MIMO (2022), que nous avons chroniqué ici.
- Renata petite aventurière, illustration d’un texte de Mélanie Delloye, Gallimard Jeunesse (2021), que nous avons chroniqué ici.
- Mona Lisa, ma vie avec Léonard, illustration d’un texte d’Eva Bensard, Amaterra (2020).
- Le Retour du loup, illustration d’un texte de Nicolas Vannier, avec Gordon, Hélium (2016).
- Pierre & le loup, illustration d’un texte de Sergueï Prokofiev, avec Gordon, Hélium (2014).
Retrouvez Pierre-Emmanuel Lyet sur son site et sur Instagram.
Bibliographie sélective de Magali Le Huche.
- Les expressions animalières dynamitées !, illustration d’un texte de Marianne Boilève, Gautier Languereau (2022).
- Poulette, illustration d’un texte de Clémence Sabbagh, Les fourmis rouges (2022).
- Série Verte, trois tomes actuellement, dessins sur un scénario de Marie Desplechin, Rue de Sèvres (2017-2022), que nous avons chroniqué ici et là.
- La grande course des gens, illustration d’un texte de Clémence Sabbagh, Les fourmis rouges (2020), que nous avons chroniqué ici.
- La tribu qui pue, illustration d’un texte d’Élise Gravel, Les fourmis Rouges (2017), que nous avons chroniqué ici.
- Le slip du cauchemar, illustration d’un texte de Claudine Aubrun, Seuil Jeunesse (2017), que nous avons chroniqué ici.
- Qui a soufflé mes bougies ?, album, illustration d’un texte d’Ilan Brenman, P’tit Glénat (2017) que nous avons chroniqué ici.
- Eléctrico 28, album, illustration d’un texte de Davide Cali (2017), que nous avons chroniqué ici.
- Série Paco, albums sonores, textes et illustrations, Gallimard Jeunesse (2014-2017), que nous avons chroniqué ici et là.
- Peur du noir, moi ?, album, texte et illustrations, Albin Michel Jeunesse (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Série Jean-Michel, albums, textes et illustrations, Actes Sud Junior (2009-2017), que nous avons chroniqué ici, ici et là.
- Série Non-Non, albums, textes et illustrations, Tourbillon (2009-2016), que nous avons chroniqué ici, là, là et ici.
- Un poisson dans le bidon, illustration d’un texte de David Sire, Sarbacane (2015), que nous avons chroniqué ici.
- À la recherche du nouveau père, BD, scénario de Gwendoline Raisson, Dargaud (2015), que nous avons chroniqué ici.
- Même les princesses pètent, illustration d’un texte d’Ilan Brenman, P’tit Glénat (2015), que nous avons chroniqué ici.
- Le poisson perroquet, album, illustration d’un texte d’Amanda Sthers, Nathan (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Ferme ton bec !, album, illustration d’un texte de Pierre Delye, Didier Jeunesse (2014), que nous avons chroniqué ici.
- C’est de famille, album-CD, illustration de chansons de David Sire, Éditions des braques (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Drôles de courses pour M. Ours, album, illustration d’un texte de Monika Spang, P’tit Glénat (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Pépito super-héros, album-CD, illustration d’un texte de Yann Walcker, Gallimard Jeunesse (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Niet Popov, album-CD, illustration d’un texte de David Sire, Éditions des braques (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Mères anonymes, BD, scénario de Gwendoline Raisson (2013), Dargaud, que nous avons chroniqué ici.
- Le loup et la soupe aux pois, album, illustration d’un texte de Françoise Diep, Didier Jeunesse (2012) que nous avons chroniqué ici.
- Le Chat d’Elsa, album, illustration d’un texte d’Alice Brière-Haquet, Père Castor (2011), que nous avons chroniqué ici.
- Le voyage d’Agathe et son gros sac, album, texte et illustrations, Sarbacane (2011), que nous avons chroniqué ici.
- L’arpenteur, album-CD, illustration d’un texte de David Sire, Éditions des braques (2011), que nous avons chroniqué ici.
- À la piscine, grande illustration, La maison est en carton (2010), que nous avons chroniqué ici.
- Ma super famille, illustration d’un texte de Gwendoline Raisson, Père Castor (2009), que nous avons chroniqué ici.
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Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !