Au programme de l’hebdo de cette semaine : deux albums, une BD, un roman et une invitée, Élodie Chan.
En bref
Il fait bon vivre au village des Chamalloux. Les nids sont confortables, les journées douces, l’entente toujours cordiale entre les un·es et les autres. L’entraide, la solidarité et le partage régissent l’organisation du quotidien. Un jour, un hurlement terrible résonne au cœur de la forêt : « CHAMARODAN MIAÏ MIAÏ ! » Une grosse bête poilue aux griffes acérées et au regard méchant s’approche et apporte avec elle son lot de terreur, d’angoisse et de questionnements : « Chamarodan miaï miaï » ? Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Mais c’est bien sûr ! Ça ne peut être que « Chamalloux miam miam », ce qui veut dire que la bête est là pour manger tous·tes les habitant·es du paisible village ! Il n’y a qu’une solution : fomenter un plan pour éviter de finir dévoré·es. Les Chamalloux se mettent alors en ordre de bataille pour se défendre, sans prendre le temps d’écouter la voix dissidente mais discrète d’un·e petit·e chamallou : et si le monstre poilu n’était pas méchant ? Après tout, jusque-là, il n’a rien fait d’autre que crier, dormir et attendre. Pourquoi ne pas essayer de discuter avec lui ?
Mon avis Il ne m’aura fallu qu’une page pour tomber sous le charme de ces Chamalloux. Si tous·tes paraissent se ressembler — petit corps blanc tout rond, chapeau pointu noir —, iels ont en fait chacun·e un caractère propre qui se traduit par des expressions faciales très variées. Bienheureux·ses, soucieux·ses, terrifié·es, impassibles, dépité·es, déterminé·es… Regarder en détail toutes ces bouilles de Chamalloux est un régal ! Avec ces petites créatures, l’autrice met en scène, non sans humour, les conséquences de l’embrigadement d’un groupe derrière une idée simpliste. Ici : une grosse créature différente entre dans un village ; la différence fait peur et ne peut être qu’un signe d’agression ; il faut se défendre face à cette différence. Évidemment, racontée en ces termes, l’histoire semble manquer de subtilité. Mais la réussite de l’album réside dans l’enrobage de ce propos politique (qui résonne particulièrement avec notre époque). Les décisions prises par les Chamalloux sont à la fois très excessives et complètement absurdes (« Lançons-lui des boules de feu ! »), ce qui rend les personnages aussi ridicules que touchants. Cela nous prépare, en tant que lecteur·trice, à être du côté de celui ou celle qui aura la sagesse de réfléchir pour lui ou elle-même, de s’approcher du monstre poilu et de simplement écouter ce qu’il a à dire. D’un point de vue graphique, le livre se situe à la frontière entre l’album illustré et la bande dessinée par son découpage en cases et sa pagination importante, mais il est tout à fait accessible aux plus petit·es (dès 3 ans) car il n’y a que très peu de texte. L’intrigue se joue principalement à travers l’image, les illustrations nous donnant énormément d’informations sur les pensées des Chamalloux, leur imagination et toutes les conséquences de leurs actes. Le gros monstre poilu est quant à lui irrésistible, comme un croisement entre un chat noir, Totoro de Miyazaki et Barbouille des Barbapapa. Enfin, chapeau à la traduction qui n’a pas dû être simple car (sans vous dévoiler la fin qui m’a énormément fait rire) tout repose sur un malentendu linguistique et des jeux de mots qu’il a fallu transposer, non sans peine j’imagine, du coréen au français.
En bref
Un beau matin, un œuf se réveille et se demande soudainement pourquoi il reste posé là, sur le plan de travail de la cuisine. Ni une ni deux, il s’active et ce qu’il découvrira à travers les pièces de la maison et au détour de plusieurs rencontres, toutes plus farfelues les unes que les autres, ne le laissera pas de marbre. Mais un œuf, c’est fragile. Alors cassera, cassera pas ?
Mon avis Après L’Ami du grenier, paru l’année dernière en France chez La Partie, qui mettait en scène l’amitié entre une petite fille et un fantôme, c’est un nouvel album complément décalé, drôle et un brin philosophique que propose Mamiko Shiotani ! Décidément, l’autrice et illustratrice japonaise a un goût particulier pour les amitiés atypiques. Avouez qu’un œuf nouant sympathie avec un marshmallow vous n’y aviez jamais pensé ! Eh bien Mamiko Shiotani, si ! Les deux compères réalisent ainsi un voyage, entre les murs de la maison, et rencontrent les objets qui la composent. L’histoire, qui se transforme en une sorte de récit Initiatique, met en valeur une amitié hors norme et questionne le rapport à l’autre et à soi. Enfin, avec ses airs à la Humpty Dumpty, cet œuf et son ami le marshmallow s’inscrivent dans un album profond qui ne manque pas d’humour, et où facétie et philosophie s’entremêlent pour un plaisir de lecture inégalé.
En bref
Dans son salon, Mylaine attend, s’impatiente et se dit que le thé va être froid si son invitée met encore trop de temps à arriver. Mais voilà qu’elle l’aperçoit de sa fenêtre, le visage de la vieille dame s’éclaire et, le plus vite qu’elle le peut, elle se dirige vers la porte pour l’accueillir. Marion est enfin là, avec ses carnets. Mylaine la reçoit pour lui raconter ce qu’elle appelle « son petit tour d’Europe ». Tout commence en février 1944, dans un village d’Isère où, avec sa famille, elle se cache pour échapper à la chasse aux Juif·ves…
Mon avis Après nous avoir raconté l’histoire de Lisou (chroniqué ici), Marion Achard nous parle donc de celle de sa sœur, Mylaine. Les deux tomes de Quand la nuit tombe sont les histoires parallèles de deux sœurs séparées qui se demandent ce qui se passe dans la vie de l’autre et si elles se retrouveront un jour (Lisou avait réussi à fuir et à se cacher ; Mylaine va connaître les camps de concentration). Cet album de bande dessinée destiné à la jeunesse témoigne d’un épisode horrible de notre histoire et est bien plus dur que le premier tome. La vie dans les camps y est racontée de façon réaliste et brutale avec des éléments que je ne connaissais pas moi-même. Tout comme Lisou, Mylaine est la tante de Marion Achard, c’est elle qui lui raconte son histoire (elles ont aujourd’hui 91 et 102 ans). Le magnifique travail d’illustration de Toni Galmés séduira autant les adolescent·es que les adultes. Cette duologie basée sur deux témoignages de survivantes de la Seconde Guerre mondiale est à mettre entre (presque) toutes les mains.
En bref
Kishi est une jeune femme orpheline à la recherche de ses origines. Waban, lui, aimerait pouvoir fuir son village afin d’échapper au sort réservé aux adultes qui y vivent. Ces deux âmes n’auraient jamais dû se croiser et pourtant le destin va s’en mêler et les mettre sur la route l’un⸳e de l’autre.
Mon avis Ce roman est d’une intensité rare. Le choix du vers libre permet toujours, selon moi, de faire passer des émotions brutes et fortes, rendant l’expérience de lecture particulièrement marquante. La plume d’Élodie Chan est bouleversante, percutante et émouvante. J’ai pris beaucoup de plaisir à la découvrir et à la lire, touchée par la beauté et la justesse des mots posés sur le papier. À travers le récit poétique qu’elle nous offre ici, elle évoque la douleur des femmes, la cruauté des hommes, la difficulté de trouver sa voie dans un monde qui ne nous ressemble pas et encore tant d’autres choses… Kishi et Waban sont criant⸳es de vérité. Iels souffrent, aiment, se battent pour leur survie et pour leurs convictions. Celle qui rêvait des tigres est un roman aussi fort que douloureux, aussi beau que difficile, qui parle de la vie des femmes et des hommes, des marginales et des marginaux, de la différence et de la recherche des origines. C’est un magnifique récit qui marquera nombre de lecteur⸳rices. En revanche, en raison de certain⸳es des sujets et thématiques abordé⸳es, les lecteur⸳rices les plus sensibles sont encouragé⸳es à se renseigner sur ces dernier⸳ères avant d’entamer leur lecture.
L’invitée de la semaine
Cette semaine, on a posé quelques questions à Elodie Chan, l’autrice du roman Celle qui rêvait des tigres sorti il y a quelques semaines aux éditions Sarbacane (voir la chronique ci-dessus).
Pourriez-vous nous parler de Celle qui rêvait des tigres, votre dernier roman ?
Celle qui rêvait des tigres est un roman fantasy en vers libres. Il se déroule sur une île imaginaire métissée, inspirée des cultures asiatiques et occidentales.
On y suit l’histoire de Kishi qui vit à Sel, un hameau battu par les embruns, et qui est à la recherche de ses origines. Grâce à un mystérieux don, elle peut ressentir à travers les animaux. En parallèle, on découvre l’histoire de Waban, désemparé par le destin funeste réservé aux hommes du village de Fange. Lui aimerait fuir les pentes du volcan et la maladie des porteurs de soufre. Non loin d’eux, dans la forêt de bambous, rôdent les Oni Yama, des sorcières capables de se métamorphoser en tigres. Elles ont fui la société des hommes pour vivre en osmose avec la nature.
Pourquoi avoir choisi d’écrire cette histoire en vers libres ?
J’ai choisi les vers libres car je voulais évoquer chez la lectrice, le lecteur, les anciennes cosmogonies, épopées et contes. Je souhaitais une forme condensée, très poétique, pour mettre en valeur l’intensité des quêtes et émotions de mes personnages. Les vers libres m’ont paru également appropriés pour transcrire les incantations des sorcières, les prières des villageois, les chants des pêcheurs et trouver une langue singulière, la voix de l’île.
Si l’on ne devait retenir qu’une chose de ce roman, laquelle voudriez-vous que ce soit ?
Je vais tricher et en choisir deux. Tout d’abord, l’importance de la connexion au vivant, que ce soit entre humains, avec la nature ou les animaux ou son propre corps.
Également, l’espoir nécessaire et vital de créer un monde où hommes et femmes vivent dans le respect et la bienveillance mutuels.
Où trouvez-vous votre inspiration ?
Dans la nourriture culturelle : les lectures, les films et les spectacles que je vois, la musique que j’écoute.
Et dans la vie : les rencontres, les expériences vécues, les ressentis ou émotions, les valeurs sur lesquelles je m’interroge, l’actualité.
Depuis quand écrivez-vous ? Est-ce une passion de toujours ou vous y êtes-vous mise plus tardivement ?
J’ai commencé à écrire enfant, au primaire, pour m’amuser et inventer des histoires. À l’adolescence, en 3e, j’ai eu une professeure de français fabuleuse qui m’a encouragée à poursuivre, m’a proposé des concours d’écriture et de dictée. Parfois, elle me gardait après les cours pour me faire travailler ou me conseiller. Ça m’a donné confiance en moi et a conforté mon rêve d’écrire et d’être un jour publiée. Ensuite, je n’ai plus écrit du tout du lycée jusqu’à la fin de ma vingtaine. À cause d’une pudeur soudaine, je pense, et j’étais très prise par l’école de cirque puis les tournées. Le rythme des spectacles était intense et j’étais vraiment focalisée là-dessus. J’ai recommencé à écrire en 2018. Je me suis rendu compte que ça me manquait vraiment et qu’il fallait que je trouve du temps malgré tout pour m’y remettre. J’ai décidé de me lancer à fond, avec discipline et d’essayer de me faire publier. En 2020, Sarbacane me proposait mon premier contrat.
Que lisiez-vous quand vous étiez enfant et adolescente ?
Tout ce qui me tombait sous la main, tout ce que mes parents ou l’école me proposaient : albums, romans jeunesse et adulte (classiques et contemporains), contes, magazines, dictionnaire, BD…
Et que lisez-vous en ce moment ? Un coup de cœur à nous partager ?
J’ai découvert la bédéiste Posy Simmonds et c’est le coup de foudre absolu ! J’ai lu Tamara Drewe, Gemma Bovery et Cassandra Darke. La forme stylistique qu’elle invente, sa complémentarité texte/images sont dingues. Ses histoires mêlent comédie de mœurs, polar, réalisme, romance, tragédie ; c’est très subtil, marrant, émouvant, complexe et nuancé. J’adore !
Avez-vous d’autres projets d’écriture ? Si oui, pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Oui, je travaille actuellement sur un roman en vers pour L’École des loisirs. Ça s’appelle Rousse et la sorcière d’automne. C’est une sorte de conte et ça parle de la quête d’une jeune fille pour sauver la vie de sa grand-mère menacée par un maléfice. Dedans, il y a des sortilèges, une forêt intrigante et des créatures magiques.
Pour Sarbacane, je commence à poser les bases d’un livre-sœur de Celle qui rêvait des tigres. Il se passera dans le même univers, sur l’île, mais racontera l’histoire d’un personnage sans rapport avec Kishi, Waban ou les Oni Yama. J’aimerais explorer la connexion, le lien humain/animal.
Bibliographie :
- Celle qui rêvait des tigres, roman, Sarbacane (2025), que nous avons chroniqué ci-dessus.
- Les Wouf ! — Une puce à l’oreille d’un chien, roman illustré par Anthony Martinez, L’École des loisirs (2025).
- Tous nos rêves ordinaires, roman, Sarbacane (2023).
- Écoute la baleine chanter, roman illustré par Anthony Martinez, L’École des loisirs (2023).
- Et dans nos cœurs, un incendie, roman, Sarbacane (2021).

Un article signé d’une partie de l’équipe de La mare aux mots.