Pour la septième année, cet été encore, on vous propose une rubrique que vous aimez beaucoup (et nous aussi !), Du berger à la bergère. Tous les mercredis jusqu’à la rentrée, ce sont des auteur·trices et des illustrateur·trices qui posent trois questions à une personne de leur choix. Puis c’est à l’interviewé·e de poser trois questions à son tour à son intervieweur·euse d’un jour. Après Myren Duval et Marie-Aude Murail, cette semaine c’est Caroline Solé qui a choisi Vincent Villeminot !
Caroline Solé : Te considères-tu comme un artiste ou un artisan ?
Vincent Villeminot : Artiste, certainement pas. Je ne crois pas que ce soit moi (ni l’écrivain en général) qui fasse le travail « artistique », si tant est qu’il y en ait un à l’œuvre dans la littérature romanesque — le truchement de l’écriture, les interprétations qu’elle permet, la mise à distance qu’elle crée, le temps différent offert à chacun pour lire, reposer, reprendre, empêche à mes yeux une confrontation frontale du lecteur, de la lectrice avec l’œuvre, comme c’est le cas en musique, en peinture, au cinéma, au théâtre… et peut-être en poésie ?
Si quelqu’un « fait l’artiste » dans la littérature romanesque, c’est plutôt le lecteur, la lectrice : c’est lui ou elle qui va susciter, créer un monde, des visions, à partir de mon texte… Mais ça suppose que mon texte soit plein de possibilités, d’évocations, d’échappées, de territoires pour que cette occasion de « créer en lisant » lui soit offerte. J’aime d’ailleurs beaucoup cette idée qu’on « fait de la littérature » ensemble, lui, elle et moi. Et donc ça suppose que je travaille en ce sens, pour offrir à la fois une histoire, une langue, des marges, un regard sur le monde qui permettent ces échappées. Donc je travaille beaucoup, je suis très laborieux, comme un artisan, un ouvrier du bâtiment ou un agriculteur, plutôt. C’est ce lent polissage que je préfère, même s’il m’use en ce moment.
Caroline Solé : Pour toi, le métier d’écrivain se limite-t-il à l’écriture ? Ou doit-on accompagner ses livres (si oui, comment choisis-tu de le faire) ?
Vincent Villeminot : L’activité d’écrivain devrait se limiter à l’écriture. Je préférerais ne rien avoir à dire sur mes livres — s’ils ne se suffisent pas à eux-mêmes, c’est qu’ils sont ratés. Et d’ailleurs, je ne suis pas sûr que ce que j’en dis soit très intéressant. Ça fait aujourd’hui partie du métier d’aller en parler, de rencontrer des lecteurs, voire des publics qui n’ont pas lu, et je continue de douter que ce soit une bonne idée, même si c’est l’occasion de belles rencontres.
Je mettrais cependant une nuance : rencontrer des classes, en collèges, en lycées, c’est sans doute une bonne idée, en revanche. Mais pas tellement pour parler des romans que les élèves ont lus (ou pas) ; plutôt pour que des ados, des jeunes adultes croisent autre chose que des auteurs morts, pour qu’ils réalisent à l’occasion de notre rencontre que la littérature a encore des questions à poser, et à se poser, même à l’époque des séries, du cinéma, du jeu vidéo. Il reste des enjeux, et ils sont parfois plus grands maintenant que notre façon de raconter des histoires est devenue minoritaire… Il y a d’autres mensonges à affronter.
Caroline Solé : Quel événement t’a apporté le plus de joie dans ton activité d’écrivain ? Inversement, lequel t’a déjà donné envie de tout abandonner ?
Vincent Villeminot : Parfois, je suis heureux pendant que j’écris, j’ai l’impression de toucher quelque chose, mais je me méfie de ces impressions, parce que souvent, je suis en train de dire quelque chose qui me tient à cœur, mais qui ne « colle » pas à mes personnages, à ce qui compte pour eux. Et je crois finalement que les plus grands souvenirs de joie sont liés à des lectures, lorsque des gens écrivent des critiques qui me retournent — surtout au début, au moment de la sortie, quand on ne sait pas ce que vaut le bouquin, s’il va « parler »… Des libraires, des collègues, des amis ou amies, des inconnus… On se dit que roman-là, on ne l’a pas fait en vain. Et j’ai aussi une très grande joie les deux ou trois premières fois que je signe un roman, je suis très ému de le lâcher, de le passer physiquement, de l’envoyer vivre sa vie.
J’ai eu également une joie très différente autour des partages, pendant tout le premier confinement, autour d’un feuilleton, L’île, publié chaque jour : entendre des gens me dire que ce feuilleton les avait aidés à tenir, c’était impressionnant, important.
Quant au découragement, c’est souvent — quand je n’arrive pas à comprendre ce que demande une histoire, quand je n’arrive pas à lui faire dire ce qu’elle a dans le ventre, quand nous ne tombons pas d’accord avec mon éditeur à ce propos… En fait, j’ai tout le temps envie d’abandonner, sauf qu’écrire est quand même le métier que je préfère.
Caroline Solé : Vincent, dans la plupart de tes romans, tes personnages ont perdu leurs illusions et rompent avec la société pour chercher ailleurs leur salut. Ils ne se sentent pas en marge (comme la plupart de mes personnages qui effectuent le mouvement inverse en cherchant à être réintégrés ou reconnus par la société), mais se retirent volontairement du monde. Suis-tu la même trajectoire dans ta vie d’écrivain en quittant la ville ?
Vincent Villeminot : Oui, sans doute, ils suivent la même pente que moi… Ou bien c’est moi qui suis la même qu’eux, va savoir. On s’assoit ailleurs, en dissidence (c’est l’étymologie). On se désillusionne, c’est la fonction du roman : quitter les illusions, essayer de voir la vérité. Sauf que mes personnages sont quand même infiniment plus courageux, radicaux et contagieux que moi.
Mais je suis aussi convaincu qu’écrire, aujourd’hui, suppose un déplacement comme celui-là : se retirer, trouver un poste d’observation et regarder, puis raconter, ce qu’on voit ; raconter le monde depuis un endroit où on se poste, assis sur la terre, touché par les saisons (rien de pire que le hors-sol), et suffisamment à l’écart pour mieux voir, regarder avec un peu plus de perspective et de justesse. C’est une sorte de « dégagement » pour mieux regarder ceux et celles qui s’engagent, pas trop loin tout de même pour voir où ils vont…
Vincent Villeminot : Tes romans sont toujours une sorte de confrontation entre la politique, au sens très large, et l’intimité de tes personnages, voire ton intimité d’autrice, au sens très privé. C’est ça, pour toi, écrire ?
Caroline Solé : J’ai souvent créé des intrigues où mes personnages se heurtent à la réalité comme Christopher, cet ado fugueur qui devient SDF, ou Lou, une jeune fille qui brandit un fusil pour qu’on la remarque enfin. Il est effectivement question de confrontation : avoir le sentiment de ne pas exister et de devoir lutter pour trouver sa place dans la société. J’aime ancrer mes histoires dans un contexte social, mais je m’intéresse plus aux conflits intérieurs qu’aux luttes politiques. Ce qui sauve mes personnages, ce sont leurs prises de conscience, la paix qu’ils trouvent en eux-mêmes, plus qu’une aide extérieure ou une révolution.
Est-ce que j’écrirais encore si j’étais en paix avec moi-même et le monde ? Écrire est pour moi un moyen passionnant de ne pas sombrer dans le désespoir en cherchant encore et encore à comprendre, à entrevoir la lumière et à mettre des mots sur ce qui m’échappe. Ce n’est pas la confrontation que je cherche alors dans l’acte d’écrire, mais un espace de liberté.
Vincent Villeminot : J’ai eu le sentiment que D’après mon adolescence, ton dernier « roman », sonnait comme une sorte d’adieu à la littérature ado… Adieu ou dépassement ? Étape nécessaire ?
Caroline Solé : C’est un projet entièrement consacré à l’adolescence qu’il m’était nécessaire d’écrire pour me libérer. J’avais le sentiment d’être restée piégée dans cette phase douloureuse de ma vie et j’ai eu besoin d’y retourner en choisissant un angle intimiste pour démêler mes ressorts passés et secrets. Je n’ai pas cherché à quitter l’univers de la littérature ado, j’ai voulu sortir de l’impasse de mon adolescence. Donc, oui, je le vois plus comme une étape nécessaire, la fin d’un cycle de quatre romans sur le passage de l’enfance à l’âge adulte. Après ce livre, je me suis plongée dans l’écriture d’un roman de littérature générale, car j’avais envie d’aborder d’autres périodes et thématiques. Mais l’adolescence continuera de me hanter et je crois que je ne cesserai jamais de m’interroger sur ces années si bouleversantes. Quelle forme cela prendra-t-il ? Écrire pour les adolescents est un défi dans cette époque d’images et de flux numériques. Cela me plonge dans le doute et continue de me titiller, donc je dois encore avoir des expériences à vivre et des histoires à raconter de ce côté-là…
Vincent Villeminot : Tu écris toujours court, sec, presque ascétique. Sans rien dire de plus que ce qui doit l’être — pourquoi ? Par souci d’économie, par honnêteté, par peur d’en dire trop, de « faire joli » ?
Caroline Solé : J’aime aller à l’essentiel, mais pour cela je dois emprunter des chemins tortueux. Il n’y a pas de ligne droite dans l’écriture, j’ai le sentiment de chercher sans cesse différentes pistes, de devoir revenir sur mes pas, effacer certaines traces pour en imprimer de nouvelles. Il y a ce travail d’écriture foisonnant et ce que j’en garde au final, plus épuré. Est-ce la crainte d’égarer les jeunes lecteurs dans les méandres de mes recherches ? Cette errance n’est-elle pas justement le voyage ? C’est peut-être aussi une réaction à l’air du temps où tout s’expose sans filtre, en permanence. Tout n’est pas à dire, à montrer, la création est aussi ce temps nécessaire au tri. Extraire l’essentiel.
Vincent Villeminot : Récemment, tu t’es mise à écrire des albums, à t’adresser aux enfants. Pourquoi ?
Caroline Solé : C’est le manque qui me pousse à écrire, et l’enfance regorge de failles et de paradis perdus. J’éprouve un grand plaisir à créer des univers pour les enfants, ils se laissent embarquer naturellement dans l’imaginaire et réagissent avec une spontanéité stimulante. Les adultes ont plus tendance à intellectualiser un texte, au détriment de l’instinct. Mais j’essaie d’éviter d’enfermer les livres dans une catégorie d’âge. Je dirais plutôt que je m’adresse à l’enfant et à l’adolescente que j’ai été, car ce sont les dernières personnes que j’aimerais décevoir et trahir : c’est mon fil rouge pour rester intègre dans l’écriture.
Bibliographie de Caroline Solé :
- Jimi de la planète aux couleurs, roman illustré par Gaya Wisniewski, L’école des loisirs (2022).
- Série Pom, deux tomes actuellement, albums illustrés par Barbara Brun, Albin Michel Jeunesse (2021-2022).
- D’après mon adolescence, roman, Albin Michel (2021), que nous avons chroniqué ici.
- Thao et le hamö secret, roman illustré par Gaya Wisniewski, L’école des loisirs (2020).
- La fille et le fusil, roman, Albin Michel (2020), que nous avons chroniqué ici.
- Akita et les grizzlys, roman illustré par Gaya Wisniewski, L’école des loisirs (2019), que nous avons chroniqué ici.
- La petite romancière, la star et l’assassin, roman, Albin Michel (2017).
- La pyramide des besoins humains, roman, L’école des loisirs (2015), que nous avons chroniqué ici.
Le site de Caroline Solé : http://carolinesole.com.
Bibliographie sélective de Vincent Villeminot :
- L’île, roman, PKJ (2021), que nous avons chroniqué ici.
- série Hôtel des frissons, dix tomes, romans illustrés par Joëlle Dreidemy, Nathan (2017-2021).
- Comme des sauvages, roman, PKJ (2020), que nous avons chroniqué ici.
- Série Kong-Kong, deux tomes actuellement, BD, avec Yann Autret, Casterman (2019), que nous avons chroniqué ici.
- Ciao Bianca, roman, Fleurus (2019), que nous avons chroniqué ici.
- Nous sommes l’étincelle, PKJ (2019), que nous avons chroniqué ici.
- Samedi 14 novembre, roman, Sarbacane (2016).
- Les pluies, roman, Fleurus (2016).
- Le copain de la fille du tueur, roman, Nathan (2016).
- Ma famille normale contre les zombies, roman illustré par Yann Autret, Nathan (2015), que nous avons chroniqué ici.
- U4, Stéphane, roman, Nathan/Syros (2015).
- Réseau(x), deux tomes, romans, Nathan (2013-2014).
- Instinct, trilogie, romans, Nathan (2011-2012).
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !
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