Cet été encore, on vous propose une rubrique que vous aimez beaucoup (et nous aussi !), Du berger à la bergère. Tous les mercredis jusqu’à la rentrée, ce sont des auteur·trice·s et des illustrateur·trice·s qui posent trois questions à une personne de leur choix. Puis c’est à l’interviewé·e de poser trois questions à son tour à son intervieweur·euse d’un jour. Après Martine Delerm et Jean Claverie, Thomas Scotto et Françoiz Breut, Muriel Zürcher et Stéphane Nicolet, Mathias Friman et May Angeli, Julie Gore et Sibylline, Nathalie Novi et Emmanuelle Martinat-Dupré, cette semaine c’est Charlotte Moundlic qui a choisi de poser des questions à Fred Bernard !
Charlotte Moundlic : Cher Fred, je te remercie de bien vouloir être mon berger ! Et comme nous nous connaissons depuis longtemps je suggère que nous employons le tutoiement pour cette rubrique dont voici ma première question. Je suis plongée dans ton Carnet d’un voyageur immobile. J’en savoure chaque page avec le sentiment que c’est ton œuvre la plus personnelle, la plus intime, véritable autobiographie. On y retrouve les figures qui peuplent ton monde, tout ce qui compose ton univers, je me demandais si et comment tu parvenais à gérer l’intrusion de ton imaginaire dans ta vie réelle ?
Fred Bernard : Merci beaucoup, Charlotte. Pas faux ! Ce carnet de jardin est peut-être le livre le plus personnel pour la simple et bonne raison qu’il n’était pas du tout destiné à la publication, comme mes carnets de « voyages mobiles » d’ailleurs. Une sorte de journal intime rapide et décousu, que je continue dès que le besoin s’en fait sentir. (200 pages ont été publiées sur les 400 actuelles depuis janvier 2018) En tout cas, ces dessins sont réalisés avant tout pour me faire plaisir. Quand une passion devient un métier, c’est une chance bien sûr, mais j’ai besoin de dessiner en me détachant de toute pensée professionnelle, comme quand j’étais enfant. Dans ce cas précis j’ai échoué, puisque ces dessins sont finalement entrés en librairie…
Difficile de répondre concrètement à ta question… Disons simplement que sans imaginaire, pour x raisons, j’aurais vraiment eu du mal à supporter mon enfance. Paradis perdu pour les uns, chemin de croix pour les autres, j’ai pour ma part le sentiment de l’avoir vécue en apnée et d’avoir vraiment trouvé un rythme de respiration régulier à l’adolescence. Là où d’autres souffrent de la métamorphose, j’ai ressenti un véritable souffle de liberté.
Je pourrais ajouter que mon imaginaire est un comme le sparadrap du capitaine Haddock sur mon quotidien. Laisser faire l’imaginaire, c’est mon credo involontaire depuis l’enfance. C’est à la fois agréable car surprenant et distrayant et parfois agaçant ou pesant. Ça soulage sans doute de la réalité de ce monde qui marche sur la tête, mais ça ne simplifie pas l’existence pour autant. Ça me permet en tout cas de ne connaître ni l’ennui, ni le manque d’inspiration. C’est donc une double chance dont je suis bien conscient.
Charlotte Moundlic : Tes histoires sont souvent ancrées dans le temps de tes souvenirs d’enfance, pourrais-tu imaginer des aventures dans lesquelles des sacs plastiques côtoient des téléphones portables ou des voitures hybrides ?
Fred Bernard : Pour rien au monde je ne revivrais les anxiétés et les angoisses de mon enfance, même le sentiment d’impuissance subsiste. Mais je suis nostalgique d’une nature plus diversifiée et plus présente dans nos vies quotidiennes. Oui, bien sûr, je dessine aussi notre époque… Notamment sur les histoires du Petit voleur d’ombres de Marc Levy et les histoires d’Alcie de Jérôme Attal qui se déroulent à notre époque. Je me le suis même imposé afin pouvoir raconter les aventures de Lily Love Peacock qui est notre contemporaine et la petite fille de Jeanne Picquigny. Idem pour les mésaventures d’Ursula, vers l’amour et au-delà. Mais tu as raison, ce n’est pas ce que je préfère dessiner parce que je préfère rêver. Je me suis toutefois rendu compte que ça ne me posait pas tant de problèmes que ça. Parce que mon dessin ne fait qu’évoquer, je n’entre pas vraiment dans les détails. Et quand j’écris pour François Roca (que tu connais mieux que moi…), je tourne directement le dos au présent et l’on est tous les deux d’accord là-dessus. Attention, ce n’est pas fuir le présent ! C’est se tourner vers l’enfance de notre époque, les mythes, les espérances et les illusions du passé, afin d’essayer de mieux comprendre ce qui se trame aujourd’hui pour notre avenir à tous. Le règne de « terres rares » par exemple, (« métaux précieux » en réalité, indispensables à toutes nos batteries, nos ordinateurs, nos téléphones, les éoliennes, les voitures, les panneaux solaires, et j’en passe…), après celui du tout pétrole & plastique, m’interroge énormément… L’« OPEP », qui possédait 42 % du pétrole mondial, faisait la pluie et le beau temps sur nos vies et nos déplacements, que va-t-il se passer avec le tout électrique ? Quand on sait que la Chine possède aujourd’hui 85 % des gisements de « terres rares », en Asie et en Afrique ? Un problème s’écarte, un autre se déploie… (Il faut lire le livre du journaliste Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares aux Liens qui libèrent)
Charlotte Moundlic : Dans tes histoires, je trouve que la ville ressemble à une nature anthropomorphisée où les immeubles sont de grandes forêts menaçantes et souvent hostiles. En revanche, ta nature est souvent peuplée d’animaux qui parlent et adoptent des comportements humains. Qu’est-ce qui au départ détermine ces choix ?
Fred Bernard : Ça me ramène à la première question et à l’enfance… J’évite soigneusement de trop intellectualiser de peur de briser le charme. J’écoute mon instinct, et dans mon imaginaire ce dernier me pousse à l’animisme. Tout naît, vit et meurt, mais rien ne disparaît vraiment. Hommes ou bêtes, chacun cherche pitance, un lieu où bien vivre et faire société. Tout communique, de différentes façons, et la plupart d’entre elles nous échappent, même entre humains, ce n’est pas toujours très clair. Les formes aussi, des immeubles, des voitures, des montagnes, des ruines, disent des choses, chuchotent ou crient, nous apaisent ou bien nous font violence. Aujourd’hui, les villes sont plus peuplées que les forêts, et les campagnes se vident des animaux, parfois même des hommes quand il n’y a plus rien à y faire pour survivre. Parfois, je mélange tout, je n’arrive plus à faire la différence entre culture et nature, et ça me plaît. Enfant, c’est dans la nature que je trouvais le plus grand des réconforts. En ville, c’est mon avis, c’est la culture et l’ouverture qui sauvent ceux qui y ont accès. Je ne sais pas si j’ai bien répondu, mais merci pour ces questions, Charlotte !
Voilà mes questions.
Fred Bernard : Dans tes histoires, tu passes souvent par des personnages d’enfants pour s’adresser à eux, dans une réalité très concrète. C’est aussi, des affaires de famille, tu as même écrit pour tes filles, et travaillé avec leur père (toujours François Roca). Est-ce en songeant plutôt aux tiens ou à ton enfance personnelle ?
Charlotte Moundlic : Merci Fred pour tes réponses éclairantes et nourries. À mon tour de reprendre part à notre conversation. Depuis mes premiers textes parus il y a une quinzaine d’années, je crois que je m’adresse toujours et encore à celle que j’étais, que j’évoque sans cesse la solitude de l’enfance. Comme pour m’excuser auprès d’elle de ne pas être devenue l’adulte irréprochable que j’espérais devenir quand je me considérais comme une enfant décevante. La bonne nouvelle est que la marge de progression est infinie ! Mais je bénéficie de l’immense privilège de vivre en compagnie de deux enfants merveilleuses ce qui me pousse souvent, je l’ai constaté récemment, à m’adresser à celle que j’étais à l’âge qu’elles ont au moment où j’écris. Je l’ai compris en travaillant sur Blanche Neige que j’ai voulu représenter comme une jeune femme « en voie d’apparition ».
Fred Bernard : Tu es éditrice et autrice d’un bon paquet de bonnes histoires, souvent poignantes, (La croûte est un vrai petit chef-d’œuvre !) je me demande comment tu t’auto-juges avant qu’un éditeur te juge à son tour ? Ça doit faire bizarre, non ?
Charlotte Moundlic : J’exerce le métier d’éditrice mais écrire n’est pas mon métier, c’est mon plaisir. Je n’ai aucune envie de me passer du bonheur que représente le dialogue qui s’installe avec mes éditeurs. Je crois vraiment que j’arrive à m’extraire totalement de cette « peau ». L’éditeur·trice est le premier lecteur·trice et quand on trouve sa bonne oreille c’est inestimable. Il faudrait leur poser la question mais j’espère sincèrement respecter leur territoire. Et j’espère également ne jamais me substituer au travail des auteurs que je publie. Je m’interroge sur la manière la plus pertinente de les accompagner dans l’écriture de ce qu’ils souhaitent raconter mais je ne me pose pas la question de savoir ce que j’aurais écrit à leur place. Ça n’aurait aucun intérêt, je crois qu’aucune histoire n’appartient à un auteur. C’est sa manière de s’en emparer avec son écriture pour en donner sa version qui en fait sa singularité.
Fred Bernard : Ma troisième question complète la deuxième. Je pense que tu es peut-être plus dure avec toi-même qu’un « simple » auteur, je me trompe ? Ou bien est-ce que ce que n’est pas du tout la même partie du cerveau qui mouline quand tu es à fond dans l’écriture. Je me pose vraiment la question…
Charlotte Moundlic : Sincèrement je pense qu’une partie de mon cerveau se met en veille quand je m’engage dans l’écriture. C’est un processus extrêmement lent qui consiste à me raconter et à me reraconter les histoires qui se présentent et me titillent pendant une longue maturation qui aboutit à l’écriture. Je ne pense pas être dure avec moi-même, je ne m’oblige à rien et le fait que ce ne soit pas mon métier m’offre une liberté totale en termes de productivité. L’écriture de par sa matière viscérale se fait parfois dans la douleur mais j’estime être une victime consentante lorsque je me replonge dans les tourments de l’enfance. J’essaie de garder de l’humour et de ne pas être complaisante avec le chagrin mais au final, ce qui reste de l’écriture est un sentiment de bonheur intense.
J’espère à mon tour avoir répondu à tes questions, c’était un plaisir de converser en ta bonne compagnie !
Bibliographie sélective de Charlotte Moundlic :
- Fille de l’un, fille de l’autre, roman illustré par Sébastien Pelon, L’école des loisirs (2020), que nous avons chroniqué ici.
- Blanche-Neige, album, illustré par François Roca, Albin Michel (2019), que nous avons chroniqué ici.
- Série Ça fait du bien, illustrée par Charlotte Gastaut, Albin Michel Jeunesse (2017), que nous avons chroniqué ici.
- Le jour fantastique pourri de mon élection, roman illustré par Ronan Badel, Albin Michel Jeunesse (2017), que nous avons chroniqué ici.
- Je suis le fruit de leur amour, roman, Thierry Magnier (2015), que nous avons chroniqué ici.
- Le papa de Simon, album d’après Maupassant illustré par François Roca, Milan (2014), que nous avons chroniqué ici.
- La boum ou la plus mauvaise idée de ma vie, album illustré par Olivier Tallec, Père Castor (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Série Chamalo, albums illustrés par Marion Billet, Père Castor (2010-2013), que nous avons chroniqué ici, là et ici.
- Mon cœur en miette, album illustré par Olivier Tallec, Père Castor (2012), que nous avons chroniqué ici.
- Les invités, roman, Thierry Magnier (2012), que nous avons chroniqué ici.
- Le slip de bain, ou les pires vacances de ma vie, album illustré par Olivier Tallec, Père Castor (2011), que nous avons chroniqué ici.
- Je veux des lunettes !, album illustré par Véronique Deiss, Albin Michel Jeunesse (2010), que nous avons chroniqué ici.
- La croûte, roman, Thierry Magnier (2009), que nous avons chroniqué ici.
Bibliographie sélective de Fred Bernard :
- King Kong, texte illustré par François Roca, Albin Michel Jeunesse (à paraître le 30 septembre).
- Carnet d’un voyageur immobile dans un petit jardin, texte et illustration, Albin Michel Jeunesse (2020).
- La princesse qui rêvait d’être une petite fille, illustration d’un texte de Jérôme Attal, Le label dans la forêt (2018).
- Le secret de Zara, texte illustré par Benjamin Flao, Delcourt (2018).
- Le jour où les animaux ont choisi leurs couleurs, texte illustré par Lisa Zordan, Albin Michel Jeunesse (2018).
- La Malédiction de l’anneau d’or, texte illustré par François Roca, Albin Michel Jeunesse (2017), que nous avons chroniqué ici.
- La paresse du panda, scénario et illustrations, Casterman (2016).
- Anya et le tigre blanc, texte illustré par François Roca, Albin Michel Jeunesse (2015).
- Le grand match, texte illustré par Jean-François Martin, Albin Michel Jeunesse (2015).
- Monsieur Moisange, texte illustré par Gwendal Le Bec, Albin Michel Jeunesse (2015).
- On nous a coupé les ailes, texte illustré par Émile Bravo, Albin Michel jeunesse (2014).
- Rose et l’automate, texte illustré par François Roca, Albin Michel Jeunesse (2013), que nous avons chroniqué ici.
- L’histoire de vraie de Kiki la tortue géante, texte illustré par Julia Faulques, Nathan (2013), que nous avons chroniqué ici.
- L’histoire vraie de Ralfone l’orang-outan, texte illustré par Julia Faulques, Nathan (2013), que nous avons chroniqué ici.
- La fille du samouraï, texte illustré par François Roca, Albin Michel Jeunesse (2012).
- L’inconnu au ballon, illustration d’un texte de Jean-Baptiste Cabaud, Le Baron Perché (2010).
- L’homme bonsaï, scénario et illustrations, Delcourt (2009).
- Jésus Betz, texte illustré par François Roca, Seuil Jeunesse (2002), que nous avons chroniqué ici.

Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !