Pour la huitième année, cet été encore, on vous propose une rubrique que vous aimez beaucoup (et nous aussi !), Du berger à la bergère. Tous les mercredis jusqu’à la rentrée, ce sont des auteur·trices et des illustrateur·trices qui posent trois questions à une personne de leur choix. Puis c’est à l’interviewé·e de poser trois questions à son tour à son intervieweur·euse d’un jour. Après Catherine Louis et Bernard Friot, Irène Bonacina et Anne Crausaz, Claire Gaudriot et Maria Jalibert, Jérôme Peyrat et Gilles Baum, Anne Cortey et Fanny Chartres, Sophie Nanteuil et Sophie Astrabie, cette semaine c’est Séraphine Menu qui a choisi de poser ses questions à Fleur Oury !
Séraphine Menu : Es-tu plus inspirée pour créer chez toi ou bien plutôt en dehors de chez toi ?
Fleur Oury : Cela dépend du stade de création.
Je vais chercher mes idées dans la nature et dans la marche. J’ai besoin d’être dehors, en mouvement, marcher le long d’un cours d’eau ou sur un chemin de montagne. Durant ma promenade, mon esprit s’évade et vagabonde, je rentre dans un état qui s’apparente à de la méditation et une idée peut alors surgir sous la forme d’une histoire qui se déroule tel un film. Tout peut avoir une influence sur le récit que je suis en train de me raconter, la lumière, les couleurs ou les animaux que je vais croiser.
Pour la phase d’écriture, au contraire, j’ai besoin d’un bureau, d’un crayon et d’un carnet, mais je peux écrire n’importe où du moment que le lieu est calme et que je peux me concentrer. Enfin, pour les recherches graphiques, j’ai besoin d’être à mon atelier, cette phase de travail me demandant beaucoup de temps et de matériel.
Pour reprendre ta question, je trouve l’inspiration en dehors de chez moi et même hors de mon quotidien. J’habite dans une grande ville, mais la nature m’est indispensable. Sa beauté me bouleverse et tout ce que j’y observe peut devenir sujet. La lumière ou une harmonie de couleurs va arrêter mon regard, l’activité d’un oiseau ou d’un animal me fasciner et je vais rester un long moment à observer. Cet état de contemplation nourrit mon travail de création.
Mon désir de dessiner vient de ce besoin de capturer la beauté, ces instants, parfois fugaces, qui me touchent infiniment.
Je conserve certains souvenirs ou certaines sensations longtemps en moi avant de leur trouver une place dans mon travail. Parfois je les restitue tels quels, par exemple le vol d’un loriot dans la forêt de mon album Dimanche. D’autres fois le processus est plus long, le souvenir infuse lentement avant de trouver sa forme graphique, c’est le cas de la lumière et ses variations qui commencent à apparaître dans mes illustrations.
Séraphine Menu : As-tu un processus de création fixe à chaque fois ou est-ce que ça change en fonction des projets ?
Fleur Oury : J’aimerais avoir une routine d’écriture et de dessin, je trouve cela rassurant, mais il faudrait que je puisse me poser chez moi durant de longues périodes, or je bouge tout le temps. Malgré une vie assez remuante, un certain rythme émerge de mon processus de création.
Lorsque je me suis suffisamment promenée dans une idée, je la note sous forme de mots et de croquis. C’est souvent minuscule et illisible, ça reste dans un carnet et dans un coin de ma tête un certain temps (parfois plusieurs années). Puis un jour, cette idée refait surface, elle s’enrichit et lorsque je sens que j’ai matière à raconter une histoire, je prends un carnet (toujours le même type) et je rédige toute l’histoire dans un mélange de textes et de crayonnés. C’est un moment que j’aime beaucoup, car il est un peu magique. Je n’ai aucune preuve que l’idée que je suis en train de formuler fera un futur livre et pourtant j’en suis certaine !
Sur cette base, je vais ensuite dessiner des maquettes qui me permettent de préciser le dessin, les textes et le rythme de mon récit. Ces parties sont les plus excitantes de mon travail de création : réaliser qu’une histoire va exister et la voir se former sous mon crayon.
Lorsque j’ai une maquette qui me semble tenir la route, j’en parle à mon éditrice. J’ai besoin de son enthousiasme et de son soutien, en effet, la suite est plus laborieuse et je doute énormément. Je procède à de multiples recherches graphiques, essaie toutes sortes de techniques, toutes sortes de papiers, j’abandonne des pistes et en reprends d’autres. Et après bien des hésitations et de grosses remises en question, une éclaircie se fait et je sens que c’est dans cette direction graphique que je dois aller. C’est comme trouver une sente après avoir erré des heures, perdue dans une forêt.
Lorsque tout ce travail préparatif est prêt (plusieurs mois sont nécessaires), je peux enfin me mettre à la réalisation des planches finales. Là, j’ai besoin de trois à cinq mois durant lesquels je ne peux accepter aucun autre travail. Je ne vis que pour mon livre. C’est une période à la fois épuisante et galvanisante.
Puis le livre part chez l’imprimeur et je retiens mon souffle jusqu’à sa sortie !
Séraphine Menu : J’imagine qu’on te sollicite beaucoup : comment choisis-tu les projets que tu veux illustrer ?
Fleur Oury : Réaliser un livre me demande beaucoup de temps et d’énergie. C’est un investissement de tout mon être, physique et psychique, durant des mois et dont je ressors souvent épuisée. J’ai donc besoin d’un projet qui me transporte, dont l’écriture me charme et dans lequel je sais que je vais trouver un plaisir artistique. Je n’accepte jamais de commande, mais fonctionne au désir, celui de m’atteler à un projet qui patiente dans un coin de ma tête depuis trois ans ou désir de travailler avec tel artiste que j’ai rencontré et dont j’aime le travail.
Mon regret est de ne pas être plus rapide car il y a de nombreux·ses auteur-rices avec qui j’aimerais travailler, mais je n’ose plus proposer de collaborations, car je sais mon temps de création souvent trop long pour un écrivain.
Je privilégie donc les histoires sur lesquelles j’ai la double casquette autrice et illustratrice et je travaille avec des auteur-rices très patients !
Fleur Oury : Tu es éditrice, traductrice, romancière, autrice d’album jeunesse et de documentaire. Coiffée de ces nombreuses casquettes, quel est ton rapport à l’écriture ?
Séraphine Menu : L’écriture a toujours fait partie de ma vie et a toujours été liée en premier à quelque chose d’intime pour moi. J’aime écrire ou aller vers les textes qui m’appellent personnellement, qui résonnent en moi sans que je puisse expliquer pourquoi et qui s’alignent avec qui je suis. Dans ce que j’écris, dans ce que je traduis ou bien dans les projets de livres que j’accompagne, je cherche toujours à ce que la poésie des mots atteigne cet espace presque magique où le langage rend les émotions palpables et vibrantes.
Fleur Oury : Après avoir voyagé à l’autre bout du monde et vécu sur d’autres continents, tu vis maintenant en famille dans un petit village de Normandie. En quoi ce changement de vie et de rythme influence ou modifie ton travail ?
Séraphine Menu : Depuis que j’ai opéré ce « retour aux sources » et que je suis rentrée en Normandie, j’ai retrouvé une part de moi que j’avais laissée de côté lors de mes pérégrinations. Celle qui est liée à l’enfance, notamment. C’est une partie de moi qui s’est ravivée et qui m’a beaucoup aidée à créer différemment et à écrire mes derniers textes. Je pense que ce n’est pas un hasard si j’ai écrit surtout pour les enfants et non plus tellement pour les adolescents depuis mon retour en Normandie !
Fleur Oury : Que ressens-tu lorsque tu découvres tes personnages, ou un univers que tu as créé, mis en image par un illustrateur ?
Séraphine Menu : J’adore ! J’aime tellement découvrir les premiers croquis et voir les personnages que j’avais imaginé s’incarner physiquement. J’ai toujours une première idée dans ma tête et des projections, mais c’est très intéressant de voir comment l’illustrateur·trice se les approprie ensuite. J’aime que mes personnages ne m’appartiennent pas uniquement et qu’ils soient le fruit de plusieurs imaginaires combinés !
Bibliographie de Séraphine Menu :
- Les animaux artistes. Quel spectacle !, album illustré par Daniel Diosdado, Milan (2023).
- La boucle d’oreille rose, BD, dessins de Sylvie Serprix, Motus (2022), que nous avons chroniqué ici.
- Les mystères de Sainte-Virginie-les-Sapins, roman, Thierry Magnier (2022).
- Où sont passés les oiseaux ? Une année de nature, de saveurs et de saisons, album illustré par Fleur Oury, Albin Michel Jeunesse (2021).
- The yellow line, roman, Thierry Magnier (2020).
- Série Les Parpadouffes, BD, dessins de Cyril Doisneau, La Pastèque (2 tomes, 2018-2020).
- Biomimétisme. La nature comme modèle, album illustré par Emmanuelle Walker, La Pastèque (2019).
- Les déclinaisons de la marguerite, roman, Thierry Magnier (2018).
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Bibliographie de Fleur Oury :
- La saison des provisions, texte et illustrations, Les Fourmis Rouges (2023), que nous avons chroniqué ici.
- Où sont passés les oiseaux ? Une année de nature, de saveurs et de saisons, illustration d’un texte de Séraphine Menu, Albin Michel Jeunesse (2021).
- Dimanche, texte et illustrations, Les Fourmis Rouges (2019), que nous avons chroniqué ici.
- Bonjour printemps, illustration d’un texte de Didier Lévy, Seuil Jeunesse (2018), que nous avons chroniqué ici.
- Même plus peur, texte et illustrations, Seuil Jeunesse (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Premier matin, texte et illustrations, Les Fourmis Rouges (2015), que nous avons chroniqué ici.
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Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !