Pour la huitième année, cet été encore, on vous propose une rubrique que vous aimez beaucoup (et nous aussi !), Du berger à la bergère. Tous les mercredis jusqu’à la rentrée, ce sont des auteur·trices et des illustrateur·trices qui posent trois questions à une personne de leur choix. Puis c’est à l’interviewé·e de poser trois questions à son tour à son intervieweur·euse d’un jour. Après Catherine Louis et Bernard Friot, Irène Bonacina et Anne Crausaz, Claire Gaudriot et Maria Jalibert, Jérôme Peyrat et Gilles Baum, cette semaine c’est Anne Cortey qui a choisi de poser ses questions à Fanny Chartres !
Fanny Chartres : Je suis plutôt une collectionneuse. Sans en avoir conscience sur le moment, j’emmagasine des graines d’histoires, je fais des provisions (un peu à la manière du Collectionneur d’instants de Quint Buchholz) qui, un jour (parfois plusieurs mois après), vont ressurgir, s’imposer à moi et exiger que je leur donne un cadre et des personnages pour s’incarner. J’ai remarqué que c’est quand je pense avoir trouvé un sujet de roman, « LE sujet », que toutes les graines que j’ai accumulées se mettent à pousser, et alors je dois m’en occuper, car elles prennent vie, et ce qui m’intéresse le plus dans l’écriture, c’est la vie qu’elle contient. Ces graines, ce sont des idées, mais surtout des émotions, des sensations, des souvenirs, des images, un père et son fils parlant la langue des signes dans un bus, un bruit de trottinette sur la chaussée, deux mots dans le livre que je suis en train de lire, une chanson entendue à la radio, une question ou une remarque d’enfant lors d’une rencontre scolaire, un rire dans une rame de train, une scène de film, un silence après un regard… J’ai parfois l’impression « surréelle » que chez moi, la vie est en soi une ligne d’écriture… Ensuite, pour faire fleurir ces graines (et surtout pour arrêter avec mes métaphores de supermarché), je fais des recherches ou des lectures précises, surtout quand il s’agit de sujets pour lesquels il me manque des connaissances (par exemple, sur la culture sourde, la langue des signes… pour mon roman Une vie en milonga). Ce travail documentaire, je le mène souvent au fil de l’écriture.
Donc, pour répondre à ta question, oui, je prends mon temps, mais pas pour des raisons d’organisation, plutôt pour des raisons cycliques, saisonnières, naturelles. Mes textes sont comme des bourgeons, ils prennent leur temps pour éclore (zut, je recommence à parler en métaphores !).
Anne Cortey : Tes personnages vivent des situations souvent difficiles, mais il y a toujours de la lumière. C’est important pour toi de ne pas glisser totalement vers le sombre ?
Fanny Chartres : Oui, ça l’est, mais je ne le fais pas consciemment. Ça vient naturellement, au fil des pages. J’écris des fictions avec des personnages vivant dans un monde semblable au nôtre. Leur vie, leurs émotions, les événements qu’ils traversent, leur chute, leur remontée, leur force ou leurs faiblesses sont à l’image de nos existences qui sont rarement simples et linéaires. Et parce que j’écris pour la jeunesse, et parce qu’enfant, adolescente, les livres ont été des échasses qui m’ont permis d’avancer, de grandir, de voir le monde avec un autre regard — plus poétique, plus léger, plus optimiste — j’essaie, à mon tour, d’offrir aux lecteurs des histoires où ils peuvent à la fois trouver du plaisir et un moyen ou du moins la conviction que les difficultés, ça se surmonte, que les fractures, les failles de la vie, ça se colmate. C’est sans doute pour ces raisons que la plupart de mes personnages s’obstinent et parviennent à un moment donné à transformer leur fragilité en force, à se servir des obstacles qu’ils rencontrent comme d’un trampoline pour s’envoler. Quand on a dix ans, les épreuves, les malheurs n’ont aucune raison légitime d’exister, alors autant qu’ils servent à quelque chose.
Anne Cortey : Quel est le livre de littérature jeunesse qui t’est le plus cher ?
Fanny Chartres : Les enfants Tillerman, de Cynthia Voigt. Dicey, James, Maybeth et Sammy occupent les quatre premières places de ma « liste des personnages qui restent en vous toute la vie ». Le premier volume de cette série (qui en compte six ou sept, je crois) s’ouvre avec quatre enfants attendant leur mère dans une voiture sur le parking d’un centre commercial. Ils attendent. Et attendent. Et attendent. Et leur mère ne sort jamais du centre commercial. Dicey, James, Maybeth et Sammy passent la nuit dans la voiture, puis ils finissent par sortir et par voyager par leurs propres moyens. Dicey, la plus grande, ne veut pas aller au commissariat de peur d’être séparée de ses frères et sœurs. Ils choisissent de rester unis, peu importe le prix… Un récit d’enfants livrés à eux-mêmes, une histoire de fratrie et d’endurance, une histoire de passage à l’âge adulte imprégnée d’aventures, d’échappées et de voyages. C’est un livre sur et pour les enfants, mais c’est aussi un livre pour et sur les adultes, un livre qui m’a permis à 10-11 ans de comprendre beaucoup de choses. Dans une écriture épurée et sensible, Cynthia Voigt m’a procuré mes premières (grandes) émotions de lectrice, de celles qui nous font tourner les pages la gorge nouée et les mains fébriles. Plus qu’une histoire captivante, elle m’a offert des compagnons d’enfance que je comprenais et qui me comprenaient.
Fanny Chartres : Quel a été le déclencheur d’écriture pour ton dernier roman Les désaccordés ? En le lisant, j’ai pensé (naïvement) que sa germination avait dû commencer avec/sur un air de bossa nova, mais peut-être pas 🙂
Anne Cortey : Non. Pas du tout, désolée de te décevoir, mais la bossa nova est arrivée bien plus tard dans l’écriture du texte. Le déclencheur a été la voix de celui que j’appelle au départ le gringalet. C’est le premier dialogue du texte qui a été le détonateur. J’entends des voix. Enfin, je te rassure, je ne suis pas spécialement illuminée. Quoique… J’entends les voix des personnages. Ils arrivent un peu comme ça à l’improviste, sans prévenir. C’est une impulsion, un saut dans une histoire que je ne connais pas encore. Parfois, ça ne donne rien. Et quelquefois, il suffit ensuite de tirer un fil pour avoir un début d’histoire. C’est ce qui s’est passé avec les Désaccordés. J’avais entre mes mains ces deux personnages, je ne les ai plus lâchés.
Fanny Chartres : Qu’aimerais-tu que les enfants et les adolescents retiennent des livres que tu écris ?
Anne Cortey : Ta question n’est pas simple. À vrai dire, je n’y ai jamais réfléchi. Pas parce que les retours de mes lecteurs ne m’intéressent pas. Au contraire, ils me font extrêmement plaisir. Mais quand j’écris, je ne pense pas du tout aux futurs lecteurs. Je navigue, je traverse mon propre texte, je ne pense qu’à l’écriture. Quand le livre paraît, c’est toujours un grand mystère. Et c’est un autre temps qui s’ouvre que je ne maîtrise pas du tout : l’accueil du livre. Si le livre a beaucoup de lecteurs et que ces derniers sont touchés par mon texte, c’est magnifique et c’est un énorme cadeau. Mais j’ai du mal à me projeter et à attendre quelque chose de mes lecteurs. Mes livres ne m’appartiennent plus.
Fanny Chartres : Dans une interview, à une question portant sur la fin de ses romans, l’autrice Sarah Crossan (Inséparables, Swimming Pool, Moon Brothers…) a répondu que selon elle, il ne s’agit pas d’écrire « une fin triste ou heureuse », que cela doit juste être « la bonne fin ». Comment travailles-tu tes fins d’histoires ? Sais-tu dès le départ comment elles vont se terminer ou te laisses-tu porter par l’écriture ? Penses-tu que, parce que nous écrivons pour la jeunesse, il faille absolument faire des fins heureuses ?
Anne Cortey : Je n’aime pas les fins. Surtout dans la vie. Alors dans mes histoires, je me débrouille pour que mes fins restent ouvertes. Pour qu’il n’y ait pas vraiment de point final. J’ai besoin qu’une porte soit ouverte vers un possible. Je me dirige toujours sans trop réfléchir vers la lumière. Mais j’ai aussi envie de défendre l’optimisme et l’espoir. Pour moi, c’est important, surtout dans un monde comme le nôtre.
Tu me demandes si nous, auteurs pour la jeunesse, nous nous devons de choisir des fins heureuses. On peut remarquer que la majorité choisit d’aller dans ce sens. Mais pas tout le temps. Il y a aussi en littérature jeunesse des livres qui ne se terminent pas si bien que ça. Je pense notamment à L’année où j’ai appris à mentir de Lauren Wolk, où l’héroïne tente de démontrer que le marginal de la forêt n’est pas coupable de tous les méfaits qu’on veut lui faire endosser. On croit jusqu’au bout qu’elle va réussir à le sauver. Je n’en dis pas plus pour celles et ceux qui auraient envie de le lire. Mais ce type de fin peut être aussi intéressant et faire réfléchir autrement le lecteur.
Comme pour Sarah Crossan, je pense que le plus important est de trouver la bonne fin. Celle qui clôt notre histoire, mais aussi qui peut l’amener ailleurs. Et ça, ce n’est pas toujours simple. Parfois, je la cherche pendant des semaines, voire des mois.
Bibliographie sélective d’Anne Cortey :
- Les ébouriffés, texte illustré par Thomas Baas, Grasset Jeunesse (2023), que nous avons chroniqué ici.
- L’envol de Miette, album illustré par Ghislaine Herbéra, À pas de loups (2022).
- La vie en rouge, roman illustré par Vincent Bourgeau, L’école des loisirs (2019), que nous avons chroniqué ici.
- En émoi, roman illustré par Cyril Pedrosa, L’école des loisirs (2019), que nous avons chroniqué ici.
- Les petits mots d’Amos, texte illustré par Janik Coat, Grasset Jeunesse (2018).
- L’année ordinaire de l’extraordinaire Olga, texte illustré par Marion Piffaretti, Thierry Magnier (2018).
- Entre les gouttes, texte illustré par Vincent Bourgeau, L’école des Loisirs (2017).
- Chat pas moi !, texte illustré par Frédéric Benaglia, Sarbacane (2017).
- Le souffle de l’été, texte illustré par Anaïs Massini, Grasset Jeunesse (2017), que nous avons chroniqué ici.
- Le voyage d’Ignacio, texte illustré par Vincent Bourgeau, Grasset Jeunesse (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Avec des lettres, texte illustré par Carole Chaix, À pas de loups (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Petite, texte illustré par Audrey Calleja, À pas de loups (2015), que nous avons chroniqué ici.
- Les petits jours de Kimi et Shiro, texte illustré par Anaïs Massini, Grasset jeunesse (2015).
- Une vie d’escargot, texte illustré par Janik Coat, Autrement jeunesse (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Muette, texte illustré par Alexandra Pichard, Autrement jeunesse (2011), que nous avons chroniqué ici.
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Bibliographie sélective de Fanny Chartres :
- 27 chapitres et un peu plus pour être heureux en toute circonstance, roman, L’école des loisirs (2023).
- Le ciel est à tout le monde, roman, L’école des loisirs (2021).
- Une vie en Milonga, roman, L’école des loisirs (2020).
- Les inoubliables, roman, L’école des loisirs (2019).
- Strada Zambila, roman, L’école des loisirs (2017).
- Solaire, roman, L’école des loisirs (2018).
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Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !
3 thoughts on “Du berger à la bergère : d’Anne Cortey à Fanny Chartres”