Cet été encore, on vous propose à nouveau la rubrique du berger à la bergère tous les mercredis. Cette rubrique vous avait tellement plu les trois derniers étés, nous nous devions de la reprendre (il faut dire qu’à nous aussi elle plaît beaucoup) ! Donc tous les mercredis jusqu’à la rentrée, ce sont des auteur·trice·s et des illustrateur·trice·s qui posent trois questions à un·e auteur·trice ou un·e illustrateur·trice de leur choix. Puis c’est à l’interviewé·e d’en poser trois à son tour à son intervieweur·euse d’un jour. Après Fanny Joly et Catharina Valcks, Clémence Pollet et Sandrine Thommen, Marc Daniau et Natalie Fortier, Gaya Wisniewski à Gaëtan Dorémus, Ella Charbon et Claire Lebourg, cette semaine c’est Ghislaine Roman qui a choisi de poser des questions à Csil !
Ghislaine Roman : Ton trait et ton style sont très identifiables. Depuis que je te connais, je vois ton travail évoluer vers une plus grande complexité, avec des mises en scène plus abouties. Cependant, j’ai l’impression que tu utilises toujours à peu près les mêmes outils. Est-ce que je me trompe ? Envisages-tu d’aller explorer d’autres techniques ou préfères-tu continuer à creuser ce sillon (sillon que j’adore) ?
Csil : Pour les livres, c’est vrai que j’utilise les mêmes outils. Pour l’instant, je suis très attachée à mes crayons de couleur. Je prends la même base mais en la faisant évoluer. Mais j’aime explorer plein de techniques, je suis en train de faire des images en gravure à la pointe sèche, pour un nouveau livre. J’ai réalisé aussi des illustrations digitales pour le Graou magazine, un outil qui me permet d’aller ailleurs et autrement.
Une jolie envie de toucher à tout : textile, objet, broderie, sérigraphie, gravure, outil numérique… il me faudrait juste de plus grandes journées 🙂
Ghislaine Roman : Cela fait quelques mois que tu as changé de rythme puisque tu ne te consacres plus qu’à tes créations pour l’édition jeunesse. Est-ce que cela a changé quelque chose dans ton travail ? Dans tes projets ?
Csil : J’ai quitté mon poste de DA (directeur artistique) en agence de communication il y a un an tout juste. Il m’a fallu un peu de temps pour m’y faire. J’avais ce temps juste pour l’illustration, pour développer mon univers ! Il fallait y croire déjà… Pour s’adapter, ça n’a pas été si simple, toute cette liberté de temps. Je crois que j’y suis enfin presque arrivée ! 🙂 Ça a changé beaucoup de choses oui, j’ai plus de recul sur mon travail, je ne cours plus après le temps (une heure par ci, une par là… Devoir terminer sans pouvoir refaire une image car je n’avais pas le temps !). Mes projets sont plus aboutis je pense, j’ai eu cette année cette belle impression de faire ce métier d’illustrateur ! Cela m’a permis aussi de faire des rencontres dans les médiathèques, écoles… joie intense et moments inoubliables !
Voilà j’aimerais juste que ça ne s’arrête jamais !
Ghislaine Roman : Qu’attends-tu de ta collaboration avec un auteur ou une autrice ?
Csil : Je n’attends rien en particulier, je laisse cette collaboration naître petit à petit, différente à chaque fois mais si importante ! Elle va influencer le cheminement du projet… elle va le faire évoluer, changer de direction, me le faire aimer encore plus ! J’adore ce moment de partage, « de naissance ».
Csil : Je sais que tu portes une attention particulière à la musicalité de tes textes. Es-tu musicienne ? Pratiques-tu un instrument de musique ?
Ghislaine Roman : J’ai été musicienne, oui. Dans la petite ville où j’ai grandi, il y avait deux écoles « artistiques ». Le cours de danse et l’école de musique. Le premier était privé et donc payant. Il était fréquenté par les filles de notables (les filles, hein, parce que les garçons, eux, ils faisaient du tennis ou du rugby). J’en rêvais ! J’assistais parfois à leur fête de fin d’année et les costumes, réalisés par les jolies-mamans-bienveillantes-minces-et-bien-habillées, me donnaient le frisson. Je me souviens d’une Blanche Neige qui m’avait fait pleurer tellement j’aurais voulu être à sa place. Mais bon, c’était cher, et je ne fis donc pas de danse.
L’école de musique, elle, était gratuite, parce que municipale. Là aussi, les préjugés sexistes étaient en action, mais à cette époque, les années soixante et le début des années soixante-dix, cela ne semblait défriser personne. Les filles apprenaient la mandoline ou la guitare quant aux garçons, ils avaient droit aux trompettes, clarinettes, trombones ou tambours. J’ai donc appris la mandoline puis, au bout de quelques années, je suis entrée à l’Estudientina. C’est comme ça qu’on appelait cette formation exclusivement féminine qui jouait des airs de Mozart ou de Dalida, avec la même ferveur et le même enthousiasme.
Quand j’ai quitté ma petite ville pour venir faire mes études à Toulouse, j’ai commencé à écrire des chansons. Je voulais être Joan Baez et Maxime Le Forestier à la fois. J’ai appris la guitare pour composer et m’accompagner. Mais j’étais limitée par ma technique catastrophique. Je chantais avec des potes tous les vendredis soir dans un bar-cabaret du centre-ville. Ça m’a donné le cran indispensable pour faire face au public. C’était une expérience incroyable de se dévoiler à travers les textes et de s’accorder le droit de les dire aux autres. Une expérience qui, d’ailleurs, ressemble beaucoup à ce que je ressens maintenant quand je fais des lectures publiques de mes albums.
Dans une troisième vie musicale, j’ai créé un groupe de chanson rock avec un copain d’école normale. Ça s’appelait « Le jardin botanique ». Notre plus grand titre de gloire est d’avoir été sélectionnés pour la scène ouverte du printemps de Bourges en 1983 (oui, je sais…). C’était une époque joyeuse et folle. Nous faisions des maquettes en studio, enchainions les concerts. Je chantais et j’adorais ça. Mais nous nous sommes épuisés. Et nous avons arrêté. Pendant des années, je n’arrivais plus à écouter de musique. C’était une douleur intolérable. Un deuil jamais accompli. Puis le temps a fait son travail et je suis revenue vers la musique. Classique d’abord. Bach est mon ami. Puis la chanson. Jonasz, Samson, Annie Lenox et quelques autres m’accompagnent depuis des années.
De tout cela, il m’est resté un certain sens du groove. Une mélodie doit s’enrouler, s’étendre, se déployer et trouver une fin à la fois logique et inattendue. Elle doit, en plus, se poser sur un tempo, puis sur un rythme qui la met en valeur et lui donne tout son sens. Il me semble qu’il en est de même pour les phrases. Pour les textes. Quand j’écris, je reste parfois très longtemps sur une phrase parce que justement, je n’arrive pas à lui donner ce caractère musical qui est si important pour moi. Je lis à haute voix. Chaque séance d’écriture commence par cela. Je veux être sûre que tout s’enchaîne bien. Qu’il n’y a pas de hiatus entre ce que j’ai écrit lundi et ce que j’ai écrit jeudi (eh oui, je n’écris pas tous les jours). Quand une phrase me semble mal équilibrée, bancale, boiteuse, je gratte jusqu’à ce que ça me paraisse acceptable. Je ne dis pas « bien », il ne faut tout de même pas exagérer, mais acceptable pour moi. Il m’arrive de chercher un synonyme de trois syllabes parce que deux, vraiment, ça ne colle pas. J’ai bien conscience que c’est un peu ridicule et souvent, je me dis que personne ne doit s’en rendre compte. Parfois, un lecteur ou une lectrice attentive m’a prouvé le contraire. Ça m’encourage. Mais c’est pénalisant d’une certaine façon. J’écris si lentement !! Mais je ne sais pas faire autrement. Tu crois qu’il faut que je me soigne ?
Csil : À quel moment de la journée écris-tu et où ? Peux-tu nous décrire l’endroit où tu écris ?
Ghislaine Roman : Je n’ai aucun rituel d’écriture. Pas d’outil fétiche, pas de stylo porte-bonheur. Je ne m’installe devant mon ordinateur que lorsque je sens que quelque chose arrive, qu’un début d’histoire est à portée de main. En y réfléchissant, c’est le plus souvent le matin parce que je gamberge beaucoup pendant la nuit. Je résous la plupart de mes difficultés d’autrice pendant la nuit. La mise en scène d’un passage délicat, un dialogue, un découpage… en revanche, je suis totalement incapable d’écrire après la tombée de la nuit. Il doit y avoir une sorte d’interrupteur dans ma tête. Un truc qui doit dater de la toute petite enfance, j’imagine.
Pour être franche, mon lieu d’écriture est virtuel. Je veux dire que ce n’est pas un endroit qu’on pourrait situer en latitude et longitude. Je dirai que ce lieu pourrait s’appeler la condition nécessaire. C’est le calme des émotions. Le temps. La douceur des choses autour de moi. Par temps de tempête émotionnelle, je ne peux absolument pas écrire et si je le fais malgré tout, ça ne fonctionne pas. Si je suis parasitée par du stress, de l’inquiétude pour mes proches, une angoisse du lendemain, je m’éteins comme une vieille chandelle.
Quant au côté géographique de la chose, j’ai un petit bureau sympa, coloré, tapissé de dessins de mes ami·e·s illustrateurs et illustratrices. Il faudra que tu viennes le voir.
Csil : Comment sais-tu que tu as trouvé la forme définitive pour un texte, si toutefois elle existe ?
Ghislaine Roman : Je ne le sais pas justement. Quand j’étais en atelier d’écriture, on me disait que j’avais un problème avec le point final. Ce n’est plus tout à fait ça aujourd’hui puisque j’écris souvent la fin en premier. Mais je ne suis jamais vraiment satisfaite de mon travail. Je sais qu’on peut toujours faire mieux mais je sais aussi que le mieux est souvent l’ennemi du bien. Il faut savoir s’arrêter pour garder la dynamique du texte, le plaisir de l’écrire. Il ne faut pas user les personnages. Les garder frais et forts pour les lecteurs et les lectrices. Heureusement, j’ai souvent travaillé avec des éditrices qui savaient m’aider à poser les jalons et qui étaient capables de me dire « STOP ! »
Le vrai point final, en fait, c’est le lecteur ou la lectrice. Le moment où le texte m’échappe complètement. Le moment où celui ou celle qui lit se fait sa propre histoire avec ce que j’ai écrit. Là, oui, je suis bien obligée d’admettre que le texte a trouvé sa forme définitive. Ce qui est beau et enthousiasmant, c’est de se dire que cette fameuse forme définitive n’est pas la même pour tous. C’est une aventure magnifique.
Bibliographie sélective de Csil :
- La Fille qui cherchait ses yeux, illustration d’un texte d’Alex Cousseau, À pas de loups (2019), que nous avons chroniqué ici.
- Espèces de patates, illustration d’un texte de Pog, Marmaille et compagnie (2018).
- Un ours dans ma classe, illustration d’un texte de John Lavoignat, Saltimbanque (2018).
- Dans mon cœur, illustration d’un texte d’Arnaud Tiercelin, Frimousse (2018), que nous avons chroniqué ici.
- Y aura quelqu’un, illustration d’un texte de Thomas Scotto, Frimousse (2017).
- J’veux pas y aller, illustration d’un texte de Ghislaine Roman, Frimousse (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Sans ailes, illustration d’un texte de Thomas Scotto, À pas de loups (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Mme Eiffel, illustration d’un texte d’Alice Brière-Haquet, Frimousse (2015), que nous avons chroniqué ici.
- Le vilain défaut, illustration d’un texte d’Anne-Gaëlle Balpe, Marmaille & Compagnie (2015), que nous avons chroniqué ici.
- 55 oiseaux, illustration d’un texte de Séverine Vidal, Winioux (2013), que nous avons chroniqué ici.
- C’est la mienne, illustration d’un texte de Lisa, Frimousse (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Paul, illustration d’un texte d’Alice Brière-Haquet, Frimousse (2012), que nous avons chroniqué ici.
- Rien qu’une fois, illustration d’un texte de Séverine Vidal, Winioux (2011), que nous avons chroniqué ici.
Son site : www.csil.graphics.
Bibliographie sélective de Ghislaine Roman :
- Norig et l’or de l’île, album illustré par Sophie Lebot, Saltimbanque (2018).
- Le masque de la Montagne Blanche, album illustré par Bénédicte Mémo, Cipango (2018), que nous avons chroniqué ici.
- Le Cerf-volant de Toshiro, album illustré par Stéphane Nicollet, Nathan (2018).
- La princesse aux mille et une perles, album illustré par Bertrand Dubois, De la Martinière Jeunesse (2017), que nous avons chroniqué ici.
- Bagdan et la louve aux yeux d’or, album illustré par Régis Lejonc, Seuil jeunesse (2016), que nous avons chroniqué ici.
- J’veux pas y aller, album illustré par Csil, Frimousse (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Ouf !, album illustré par Tom Schamp, Milan (2015), que nous avons chroniqué ici.
- Le Grand Livre des peut-être, des si et des petits pourquoi, album illustré par Tom Schamp, Milan 2015.
- Un jour, deux ours, album illustré par Antoine Guilloppé, Gautier-Languereau (2015).
- La poupée de Ting-Ting, album illustré par Régis Lejonc, Seuil Jeunesse (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Contes d’un roi pas si sage, album illustré par Clémence Pollet, Seuil Jeunesse (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Un Noël d’écureuil, album illustré par Bruno Pilorget, Milan, (2012).
- Carnavalphabet, album illustré par Tom Schamp, Glénat (2007).
- Tukaï, l’enfant-sorcier, album illustré par Frédéric Pillot, Milan (2005).
- La pêche aux nuages, album illustré par Vincent Bourgeau, Milan (2003).
- Bientôt Noël ! Une histoire par jour et des jeux pour attendre Noël, album illustré par Olivier Latyk, Milan (2001).
Retrouvez Ghislaine Roman sur son site : http://www.ghislaineroman.fr.

Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !