Cet été encore, on vous a proposé une rubrique que vous aimez beaucoup (et nous aussi !), Du berger à la bergère. Tous les mercredis depuis le 8 juillet, ce sont des auteur·trice·s et des illustrateur·trice·s qui ont posé trois questions à une personne de leur choix. Puis c’était à l’interviewé·e de poser trois questions à son tour à son intervieweur·euse d’un jour. Après Martine Delerm et Jean Claverie, Thomas Scotto et Françoiz Breut, Muriel Zürcher et Stéphane Nicolet, Mathias Friman et May Angeli, Julie Gore et Sibylline, Nathalie Novi et Emmanuelle Martinat-Dupré, Charlotte Moundlic et Fred Bernard, cette semaine on termine la saison avec Raphaële Frier qui a choisi de poser des questions à Rachel Corenblit !
Raphaële Frier : Je suis sûre qu’on te dit parfois (ou souvent) que tu choisis des sujets « difficiles ». On me le dit aussi. Moi je crois que tu prends plaisir à dénouer, et pour dénouer, il faut qu’il y ait des nœuds, au départ. Qu’en penses-tu ?
Rachel Corenblit : Ma chère Raphaëlle, à ce qu’il paraît, les gens heureux n’ont pas d’histoires (C’était le titre de mon mémoire de maîtrise en philosophie) (Quand la maîtrise ne s’appelait pas master) (un temps que les moins de vingt ans…) (mais je m’égare). Non, je ne me m’égare pas tant que cela. Je m’imaginais déjà autrice (écrivaine, à l’époque) et envoyais des manuscrits par la Poste qui étaient régulièrement refusés… Ce mémoire, qu’il faudrait que je retrouve, traitait du poids de l’histoire familiale dans les trajectoires individuelles. Et comment Skinner (un behavioriste pur jus), avait imaginé une société idéale où les enfants, coupés des récits et du passif générationnel, développaient un sens du bonheur nouveau (je synthétise). Je m’insurgeais (j’adore m’insurger) à l’époque contre cette théorie, convaincue que nos histoires même tordues, même bancales, même ravagées, même tristes ou désespérées, valaient le coup d’être vécues. Que c’était le prix du bonheur, avoir des histoires. C’est ce que tu nommes les nœuds et je te rejoins. Et quand on me demande pourquoi je choisis des sujets « difficiles », je réponds que ce sont des histoires que je ne choisis pas. Qui s’imposent. Qui s’ancrent dans des trajectoires parce que les « les gens heureux n’ont pas d’histoires » et que mon but, c’est d’en raconter, des histoires. Le bonheur, c’est nul narrativement parlant… Après, nous pourrons discuter de comment on parvient à défaire ces nœuds…
Raphaële Frier : Tu m’as arraché des larmes plusieurs fois avec tes romans. Est-ce que pour toi, l’émotion fait partie des moteurs d’écriture ?
Rachel Corenblit : Je suis ravie (dois-je l’avouer ?) de t’avoir arraché ces larmes-là. (Non, je ne suis pas sadique !) J’adore pleurer en lisant un livre ! Pleurer sur un sort qui n’est pas le sien, quel bonheur !… Je fais partie de ces gens qui pleurent quand il faudrait rire et qui rient quand il faudrait pleurer. C’est dans ce décalage que se niche mon écriture, je crois. Un mécanisme complexe que je tente de comprendre, qui m’échappe souvent. Quand je parviens à le capter, à un moment, dans un écrit, c’est comme un petit nirvana. On sent que les mots sont justes : quand il y en a trop, c’est kitsch (schmaltz dirait ma mère) quand il n’y en a pas assez, c’est sec… Écrire un texte juste, cela demande une précision d’orfèvre ou d’alchimiste.
Pour répondre à ta question directement, sans tourner autour du pot, les émotions, pour moi, sont plus de l’ordre du carburant que du moteur.
Le moteur, c’est l’histoire, les personnages de mon récit. De leurs êtres, des rencontres, naissent les émotions. Elles les font avancer, parfois reculer. Et quel pied intégral quand on touche la vérité des relations. C’est ce qui fait pleurer, ou rire. Parce que j’espère t’avoir arraché des rires aussi, ce qui me ravirait tout autant que tes larmes !
Raphaële Frier : Écrire prend beaucoup de place dans la vie. Comment t’y prends-tu pour concilier la vie (je sais que la tienne est bien pleine) et l’écriture ?
Rachel Corenblit : Tu connais ce sentiment d’être pleine d’une histoire… Tu la portes un long moment, tu la laisses grandir en toi. Elle t’occupe, te préoccupe, prends de la place. Qu’est-ce que c’est agréable ! Et lourd aussi, parfois. Moi, quand cela m’arrive, je ne peux pas écrire tout de suite. Je suis en classe. Je fais cours. Toi aussi, tu as vécu un temps dans les classes, là où naissent pas mal d’histoires aussi. Puis je fais les courses, je cours. Les cours, la cour, les courses, courir, c’est ce que je vis. Alors le temps de l’écriture, c’est un temps à part, que je me réserve en délimitant des zones précises (les vacances écrivantes, c’est un concept que l’Éducation Nationale n’a pas labélisé).
C’est étrange, pendant le confinement, les trois premières semaines, je n’ai pas écrit. Trop de bruits, trop d’angoisses, trop de temps tout à coup. Le sens de l’écriture semblait s’être dilué dans l’absurdité de la situation. Et puis l’écriture est revenue, et je me suis retrouvée à gérer mon temps autrement. Sans courir. J’y ai pris goût, à cette relation au temps qui bannit l’urgence.
Je vais y replonger, dans cette urgence, parce que la parenthèse se referme et mon écriture évoluera. Comme nous évoluons toutes et tous dans la création. Tant mieux.
Pour répondre à ta question, je ne sais pas comment je m’y prends. Je fonce. Je fais. Je m’emberlificote parfois. Je ne renonce pas. Et j’en tire une grande joie, souvent.
Rachel Corenblit : Je t’ai décrit mon rapport intime au temps et à l’écriture, quel est le tien ?
Raphaële Frier : C’est vrai, le temps et l’écriture sont intimement liés. Parce qu’il faut du temps pour écrire. D’abord pour se préparer à écrire. Pour s’abandonner à l’écriture. Après avoir pris ce temps indispensable, parfois c’est magique et fulgurant, et mon écriture avance vite. Parfois c’est laborieux et long, je me perds, je prends des voies sans issue, ou je n’ai plus d’énergie, plus de force, plus d’espoir d’y arriver, plus d’amour pour ce que j’écris et le temps passe sur ma feuille aride en me laissant bredouille. Pourtant, je sais que je dois accepter ces phases « improductives », d’abord parce que je n’ai pas le choix, mais aussi parce qu’elles ne sont pas si inutiles que cela. Elles me sont peut-être même nécessaires. Je crois qu’elles ressemblent à l’ennui. Or, on le sait, s’ennuyer est utile. L’ennui fait le lit de l’imagination. Sentir le vide s’installer, cela permet d’accorder une place à une histoire, d’inviter des personnages, de les apprivoiser… « La nature n’aime pas le vide » dit-on. Et si c’était pareil avec la création ? Tu laisses un terrain de toi en friche et tu prends ce qui finit par arriver. Je suis très lente, de toute façon. C’est ma nature. J’ai appris à accélérer la cadence, c’est vrai dans ma vie en général, mais ma tendance est à la lenteur. Observer, écouter, ça prend du temps ! Et je ne peux pas m’en passer, pour vivre mais aussi pour écrire.
Mais j’y pense, je fais un autre lien entre le temps et l’écriture. C’est un peu intime ce que je vais dire, là. Peut-être bien que j’écris, entre autres, pour arrêter le temps. J’avoue que le temps qui passe, qui file à une vitesse de plus en plus inquiétante, qui chaque jour me rapproche de la fin, il me terrifie. La perte, la disparition, l’oubli, voilà ce qui nous pend au nez avec ce temps qui passe. Or il y a un truc hyper efficace pour vaincre le temps : ce qui est écrit (encore plus s’il y a publication) est figé, comme une photographie, et le temps peut toujours passer, l’écrit ne change et ne meurt pas. Il demeure. Bon c’est vrai, les livres ne restent pas toujours longtemps en librairie 😉 mais un seul exemplaire précieusement gardé suffit pour laisser la trace que l’on attend de lui.
Enfin, quand j’écris, je pioche forcément, plus ou moins, dans mes souvenirs. Ainsi, je redeviens une petite fille, une adolescente, une jeune femme. Ce sentiment est tellement jouissif que c’est peut-être pour lui que j’écris des textes publiés en jeunesse ! Bon, écrire c’est aussi anticiper, savoir se projeter dans ce qu’on n’a jamais vécu, pourquoi pas dans le grand âge. Et là aussi on s’arrange avec le temps !
Rachel Corenblit : Pourrais-tu me dire ce que ça fait d’avoir des proches (enfants, compagnon…) qui sont des artistes, qui ont un rapport à la création comme toi ?
Raphaële Frier : J’ai une chance immense, d’abord parce que ça fait plus de trente ans que je vis dans une maison où la musique, le dessin, le jeu, occupent une place très importante et se partagent. À force ou plutôt naturellement, nous sommes arrivés, mon compagnon de vie, nos enfants et moi, à monter des projets communs qui mêlent écriture et musique, comme nos spectacles de lectures musicales. Nous réfléchissons en ce moment à travailler ensemble également en images et avec le jeu théâtral.
Écrire est une activité très solitaire. J’aime ça. J’ai besoin de ça. Mais parfois, la bulle est pesante. C’est pourquoi partir en salon et rencontrer d’autres auteurs, d’autres créateurs, des lecteurs, des passionnés de littérature, c’est formidable, ça fait un bien fou. Mais ça déconnecte aussi beaucoup de la vie familiale et ça peut éloigner. Moi j’ai décidément beaucoup de chance, car régulièrement, je pars avec mes proches en salon, qui font partie comme moi de la programmation. On ne s’éloigne pas alors, bien au contraire on se rapproche et l’envie d’inventer de nouvelles créations ne fait que grandir.
Rachel Corenblit : Et puis, héhé, les gens heureux n’ont pas d’histoires, tu en penses quoi, toi ?
Raphaële Frier : J’en pense que les gens heureux ont des histoires à mourir d’ennui dont tout le monde se fiche. Le bonheur et rien que le bonheur, ça vous prive des rebondissements. Quel dommage ! Bon, il paraît que le « feel good », ça marche bien… ? Pourtant, si tout va bien, pourquoi écrire ? Pas de drame dans un récit, pourquoi le lire ? Le bonheur omniprésent, c’est dans la vraie vie qu’on l’espère. Dans les livres, trop de bonheur et votre lecture vous tombe des mains. Pourquoi ? Elle ne vous aura pas remué les tripes, c’est tout ! Non, la littérature permet de se confronter avec délice au malheur sans se faire mal, pour de faux ! Génial, non ? Tel personnage est en souffrance pour telle ou telle raison ? Chiche, je lui ferai affronter les épreuves, et je nous prouverai (à lui et à moi, éventuellement au lecteur) qu’on est trop fort et qu’on va tout faire pour s’en sortir (en y laissant des plumes, c’est mieux). Par défi, je lui chercherai une solution, une échappatoire. Il y a un enjeu et c’est un peu un jeu, en fait, comme une chasse au trésor. Et puis dans la vie, on a tous notre dose, plus ou moins grande, de malheur. Même les heureux ! Et comme la littérature se nourrit de la vie, elle ne peut pas se passer du malheur. Sans malheur, pas de quête du bonheur, pas d’histoire crédible non plus. J’ai l’impression que sans malheur, la littérature sonne creux et faux. Et moi aussi, Rachel, j’adore pleurer (et rire bien sûr !) dans les livres. La bonne littérature, c’est un truc de vivants !
Bibliographie sélective de Raphaële Frier :
- Ben et le loup, album illustré par Solenn Larnicol, Rue du Monde (2020).
- Ça pue ! / Ça gratte !, roman co-écrit avec Gilles Abier, illustré par Marta Orzel, Le Rouergue (2020).
- Pomponpompon, album illustré par Catherine Chardonnay, Le Port A Jauni (2019).
- Cache-cache Cocotte, album illustré par Nathalie Desforges, Bayard (2019).
- Bienvenue, album illustré par Laurent Corvaisier, À pas de loups (2018), que nous avons chroniqué ici.
- Mon chien, papa et moi, album illustré par Marc Daniau, À pas de loups (2018), que nous avons chroniqué ici.
- Les chaises, album illustré par Clothilde Staes, Le Port à Jauni (2018).
- C’est notre secret, roman, Thierry Magnier (2018), que nous avons chroniqué ici.
- Le Tracas de Blaise, album illustré par Julien Martinière, L’Atelier du poisson soluble (2018), que nous avons chroniqué ici.
- Malala pour le droit des filles à l’éducation, album illustré par Aurélia Fronty, Rue du Monde (2015).
- Mauvais fils, roman Talents Hauts (2015).
- Mon cher Van Gogh, roman, Bulles de Savon (2017), que nous avons chroniqué ici.
- Je vous présente Gaston !, album illustré par Claire Franek, L’Édune (2012), que nous avons chroniqué ici.
- La recette de Moi, album illustré par Audrey Pannuti, Naïve (2011), que nous avons chroniqué ici.
- Angèle et le cerisier, album illustré par Térésa Lima, l’Atelier du poisson soluble (2011), que nous avons chroniqué ici.
Bibliographie sélective de Rachel Corenblit :
- Les potos d’abord, roman, Nathan (à paraître le 3 septembre 2020)
- Les enquêtes de Nola et sa bande – Le mystère Orwitz, roman, illustré par Cécile Bonbon, Le Rouergue (2020).
- Un peu plus près des étoiles, roman, Bayard (2019).
- L’année des pierres, roman, Casterman (2019).
- Calum ou le bonheur à portée de long nez, album illustré par Julie Colombet, Sarbacane (2018).
- Fanny et la boite magique, roman illustré par Lisa Blumen, Mango (2018).
- La plus belle de toutes, roman, Le Rouergue (2018), que nous avons chroniqué ici.
- À la dure, roman, Actes Sud Junior (2017).
- Encore plus de bonheur, roman, Le Rouergue (2017).
- 146298, roman, Actes Sud Junior (2015).
- Le rire des baleines, roman, Le Rouergue (2011).
- Ceux qui n’aiment pas lire, roman, illustré par Julie Colombet, Le Rouergue (2011).

Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !