Cette année encore, on vous propose tout l’été notre rubrique Du berger à la bergère, un rendez-vous qui vous plaît beaucoup — vu vos retours — et qu’on aime beaucoup nous-mêmes. Tous les mercredis jusqu’à la rentrée, ce sont des auteur·trices et des illustrateur·trices qui posent trois questions à une personne de leur choix. Puis c’est à l’interviewé·e de poser trois questions à son tour à son intervieweur·euse d’un jour. Après Camille Jourdy et Bernadette Després, Alice Butaud et Isabelle Pandazopoulos, Camille Jourdy et Bernadette Després, Alice Butaud et Isabelle Pandazopoulos, Clotilde Perrin et Marie Caudry, Sébastien Pelon et Julien Arnal, Estelle Billon-Spagnol et Nicolas Michel, Mélanie Edwards et Jean Mallard, Sophie Adriansen et Nina Six, cette semaine c’est Édouard Manceau qui a choisi de poser ses questions à Marie Dorléans !
Édouard Manceau : Plusieurs de tes albums nous immergent dans un milieu assez classique, plutôt bourgeois : l’univers de la famille Piquenpointe, le cercle des spectateurs de la course épique ou la ribambelle des passants de la place Pépin Le Bref. Tu les bouscules habilement en leur amenant de la fantaisie, du burlesque, en dessinant du bazar dans leurs vies bien rangées. Est-ce que tu les ramènes en enfance ?
Marie Dorléans : C’est effectivement un trait qui pourrait les réunir : un je-ne-sais-quoi de guindé, sérieux, rigide chez beaucoup de mes personnages.
Et c’est donc avec une certaine facétie que j’aime les voir se dépêtrer dans des situations qui les dépassent, les débordent, les font se questionner.
L’enfance est absolument ce que je cherche à réveiller chez eux.
Le jeu, la curiosité, la spontanéité, la drôlerie sont effectivement pour moi du côté des enfants.
J’observe souvent l’esprit de sérieux qui a gagné certains adultes et je ne m’explique pas cette posture qui ne peut faire exister en soi, à la fois le sens des responsabilités, de l’engagement… et à la fois la fantaisie.
Qui a bien pu décider qu’un adulte ne pouvait plus se rouler dans l’herbe, chanter à tue-tête, jouer à cache-cache ou au loup, s‘émerveiller encore et encore et encore de la beauté d’un escargot ?
Alors j’en profite dans mes albums pour donner envie aux parents qui viennent de refermer un de mes livres après la lecture du soir à leurs enfants, de les embrasser tendrement sur le front, de leur souhaiter « bonne nuit, mes chéris », et après avoir fermé la porte, de se mettre à danser follement dans le salon !
Et j’espère que les enfants se seront relevés, sur la pointe des pieds, pour les observer dans l’embrasure de la porte en se cachant la bouche pour ne pas rire trop fort !
Édouard Manceau : Dans ton univers graphique, c’est impressionnant comme on retrouve constamment des milliers de petits points et de petits traits. Tu les ordonnes savamment, patiemment pour créer des matières, des motifs qui habillent, très élégamment, tes images. Tu passes beaucoup de temps sur ces illustrations ?
Marie Dorléans : Oh là là, oui !
Je passe parfois des journées entières à faire des petits points pour faire la peau d’un hippopotame (enfin, je lui fais la peau… façon de parler !).
Lorsque je sais que le travail du jour va consister à faire les motifs d’un immense tapis ou bien à dessiner une tapisserie avec moult arabesques et petits traits bien rangés, j’en ai l’eau à la bouche !
Parce que J’ADORE ça !
J’aime le rythme que cela m’impose, voir l’image se révéler tout doucement, car c’est comme si je passais du temps avec mes personnages, dans les décors… J’en profite avant de passer à une autre histoire, comme une manière de faire plus ample connaissance !
Et puis j’aime les images qui « fourmillent », qui « vibrent » de mille et un coups de crayon.
J’ai toujours été attirée par des œuvres qui ont cette particularité, comme les dessins de Gustave Doré !
Édouard Manceau : Ton album Nous avons rendez-vous nous met face à un spectacle merveilleux, le lever du jour. Dans Notre cabane les personnages traversent un orage avant de se retrouver dans leur cabane. Ce sont des histoires pleines de simplicité, mais fortes, très symboliques et absolument universelles. Comment on en vient à faire des histoires aussi évidentes ?
Marie Dorléans : Je suis très touchée par ta remarque, car la simplicité est vraiment une de mes ambitions !
J’ai toujours aimé les histoires qui racontent une seule idée, qui se concentrent pour la sublimer.
J’ai l’impression qu’il nous est donné, à nous, auteurs, la possibilité de braquer un projecteur sur des aventures quotidiennes qui ont l’apparence de la banalité et qui, en fait, nous disent des choses tellement profondes, qui nous rappellent à notre humanité et à notre capacité d’émerveillement.
La simplicité d’un lever de soleil qui chaque jour a lieu sans bruit, sans effort, dans une humilité absolue et qui devient tout à coup un spectacle éblouissant me donne tellement envie de le partager que cela devient Nous avons rendez-vous.
À cela s’ajoute le goût de l’aventure collective, de celles que l’on peut se raconter encore et encore, en famille, entre amis…
Cette idée traverse mes livres, mais j’ai le désir secret que cela se concrétise dans les familles après la lecture.
Que cela ouvre à l’universel justement.
Et bien, figurez-vous que j’ai reçu de nombreux témoignages de familles m’ayant partagé leur propre marche de nuit pour assister à un lever de soleil avec leurs enfants.
Cela m’émeut énormément d’avoir suscité l’envie de vivre quelque chose de fort ensemble !
Marie Dorléans : Édouard, tu sais merveilleusement t’adresser aux tout-petits, ce qui fait vraiment ta spécificité et ton talent. Tu parviens à proposer des albums qui font mouche pour cette tranche d’âge avec beaucoup d’intelligence et d’exigence. Aussi, comment trouves-tu, intuitivement, le chemin pour t’adresser à eux spécifiquement ?
Édouard Manceau : Je suis fasciné depuis toujours par les enfants de 4-5 ans. Ils savent parler, imaginer, courir, sauter, danser… Ils savent tout faire et ils ne sont surtout pas blasés. Ce sont parmi les humains ceux qui, de loin, me fascinent le plus. J’aime parler avec eux de manière directe, franche, d’égal à égal en ne les prenant surtout pas de haut. Au contraire, comme dit merveilleusement Jeanne Ashbé, il faut se hisser à leur hauteur.
De fil en aiguille j’ai développé une relation évidente, simple avec eux. Cela est très naturel, intuitif comme tu dis et ce chemin se fait tout seul. Je crois que rien ne me fait plus plaisir que de voir et entendre rire un petit… Les enfants agissent sur moi comme des muses. C’est sans doute d’avoir beaucoup parlé avec eux, de les avoir toujours beaucoup observés qui fait que je suis resté en contact avec eux.
J’ai aussi toujours pensé que pour être un adulte accompli il faut avoir gardé tout entier l’enfant qui est en soi. C’est mon cas, je peux me remettre facilement à jouer comme quand j’avais 5 ans. Et je suis ainsi relié tout de suite à eux…
Marie Dorléans : Je remarque que tes livres sont chaque fois une proposition graphique différente : parfois ton dessin est très réaliste comme dans CP Ça veut dire quoi ?, parfois ton trait se simplifie dans Le Pull de ma poule, tantôt tu racontes avec des aplats de couleurs façon papiers découpés comme dans Gros cornichon…
J’aime beaucoup cette vitalité et cette réinvention permanente ! Aussi, quelle est la fonction de l’image dans ta narration et comment se porte ton choix sur telle ou telle technique ?
Édouard Manceau : On me définit comme un auteur-illustrateur, parce que je fais toujours texte et images dans mes albums. Une des questions les plus récurrentes que l’on me pose, c’est de savoir ce que je fais en premier, texte ou images. Je ne peux absolument pas répondre à cette question, car pour moi les deux sont intimement liés. Autrement dit, le langage que j’utilise est un mélange de texte et d’images. Bruno Munari qui agissait ainsi disait non sans humour qu’il n’était pas un auteur-illustrateur, mais un « illustrauteur », mot-valise très éclairant.
Quand une histoire commence à naître, je ne fais pas de chemin de fer, pas de storyboard. J’attaque direct dans la matière texte-image comme un peintre sur sa toile blanche. Et je cherche ce qui fera que mon histoire sera le mieux portée.
Mais d’un livre à l’autre, je recommence presque toujours à zéro. Je vous l’ai dit, je suis un enfant quand je crée et les enfants sont dans la réinvention permanente… Je joue.
Marie Dorléans : Enfin, je me réjouis toujours d’avoir un de tes livres entre les mains, car c’est toujours une expérience de lecture jubilatoire : on joue avec les mots, avec le rapport texte-image et c’est ainsi chaque fois un moment de rigolade en famille ! Aussi, quelle place a le jeu dans ta vie ?
Édouard Manceau : Une place très importante, permanente. Pour l’expliquer, rien de mieux qu’un exemple concret.
L’été dernier, une fille d’amis qui a 6 ans a passé cinq jours chez nous.
J’avais remarqué qu’elle laissait tout le temps ses tongs traîner dans la maison et qu’elle les cherchait partout. Notre appartement est très haut de plafond et un matin, avant qu’elle se lève, j’ai été poser ses tongs à plus de trois mètres de hauteur, presque au plafond dans une petite niche.
Dialogue à son lever…
— Oh regardez ! Il y a mes tongs là-haut !
— Ah ça, c’est encore un coup des chourmis ! (l’air navré)
— Les chourmis, c’est quoi ça les chourmis ?
— Les chourmis c’est petites bêtes invisibles qui sortent la nuit et qui montent les choses qui traînent au plafond.
— C’est vrai ?
— Mais bien sûr ! Comment veux-tu que tes tongs soient montées toutes seules ? Moi, ça m’est arrivé la semaine dernière j’ai retrouvé une chaussette sur la rangée du haut de la bibliothèque.
— C’est vrai ?
— Eh, tu crois quand même pas que je suis en train de te raconter des histoires ? Je suis sérieux !
Tout cela m’est venu spontanément et naturellement. Ne me demandez pas pourquoi j’ai inventé ce mot de chourmis. Mais la petite est repartie persuadée du fait et a exposé ça chez ses parents, convaincue !
La place du jeu est permanente dans ma vie et savoir jouer avec une simple paire de chaussures qui traîne, c’est la garantie qu’on ne s’ennuiera jamais dans la vie…
Bibliographie sélective d’Édouard Manceau :
- Lapin chasseur, livre-CD, texte et illustrations, Benjamins Media (à paraître le 30 août).
- Ça va pas la tête ou quoi ?, album, texte et illustrations, Milan (2024).
- À la crèche, album, texte et illustrations, Tourbillon (2024).
- L’incroyable petite histoire du renard, du caca et de la fourmi, album, texte et illustrations, Seuil Jeunesse (2023), que nous avons chroniqué ici.
- Une histoire, album, texte et illustrations, Sens dessus dessous (2023), que nous avons chroniqué ici.
- Il est l’heure d’aller au lit maintenant !, texte et illustrations, Albin Michel Jeunesse (2016), que nous avons chroniqué ici.
- La dispute, album, texte et illustrations, Milan (2015), que nous avons chroniqué ici.
- Plop le chien, album, texte et illustrations, Frimousse (2015), que nous avons chroniqué ici.
- Du bruit dans l’art, documentaire, avec Andy Guérif, Palette… (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Histoires sans fin, album, texte et illustrations, Seuil Jeunesse (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Coucou, le grand cache-cache des animaux, album, texte et illustrations, Tourbillon (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Histoires sans queue ni tête, album, texte et illustrations, Seuil Jeunesse (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Tac-tac le hibou, album, texte et illustrations, Frimousse (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Chponk le moustique, album, texte et illustrations, Frimousse (2012), que nous avons chroniqué ici.
Retrouvez Édouard Manceau sur son site et sur Instagram.
Bibliographie de Marie Dorléans :
- La couverture, album, texte et illustrations, Seuil Jeunesse (à paraître le 27 septembre).
- Pagaille en pagaies, album, texte et illustrations, Sarbacane (2024).
- Monsieur Mozart ou le cadeau des étoiles, livre-CD, illustration d’un texte de Carl Norac, Didier Jeunesse (2024).
- Notre cabane, album, texte et illustrations, Seuil jeunesse (2020), que nous avons chroniqué ici.
- Le ballon d’Achille, album, texte et illustrations, Sarbacane (2020).
- Nous avons rendez-vous, album, texte et illustrations, Seuil jeunesse (2018), que nous avons chroniqué ici.
- Comment élever un Raymond, album, illustrations d’un texte d’Agnès Lestrade, Sarbacane (2018).
- Odile ?, album, texte et illustrations, Seuil jeunesse (2017), que nous avons chroniqué ici.
- Course épique, album, texte et illustrations, Sarbacane (2016), que nous avons chroniqué ici.
- C’est chic !, album, texte et illustrations, Seuil jeunesse (2015), que nous avons chroniqué ici.
- Vide-grenier, album, illustrations d’un texte de Davide Cali, Sarbacane (2014).
- Mon voisin, album, texte et illustrations, Éditions des Braques (2012), que nous avons chroniqué ici.
- L’invité, album, texte et illustrations, Le baron perché (2011).
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !