Cette année encore, on vous propose tout l’été notre rubrique Du berger à la bergère, un rendez-vous qui vous plaît beaucoup — vu vos retours — et qu’on aime beaucoup nous-mêmes. Tous les mercredis jusqu’à la rentrée, ce sont des auteur·trices et des illustrateur·trices qui posent trois questions à une personne de leur choix. Puis c’est à l’interviewé·e de poser trois questions à son tour à son intervieweur·euse d’un jour. Après Camille Jourdy et Bernadette Després, Alice Butaud et Isabelle Pandazopoulos, Clotilde Perrin et Marie Caudry, Sébastien Pelon et Julien Arnal, Estelle Billon-Spagnol et Nicolas Michel, Mélanie Edwards et Jean Mallard, cette semaine c’est Sophie Adriansen qui a choisi de poser ses questions à Nina Six !
Sophie Adriansen : Quand tu as commencé à dessiner ta première BD, qu’est-ce qui t’a poussée à en faire un livre jeunesse ? Pourquoi as-tu choisi de t’adresser au jeune public ?
Nina Six : J’ai commencé à dessiner des bandes dessinées à l’âge de 8 ans car j’étais très influencée graphiquement et narrativement par les dessins animés que je regardais à la télé et par les BD et mangas auxquels j’avais accès dans la bibliothèque de ma ville. Depuis, je n’ai pas arrêté d’écrire et dessiner. J’ai fini par arriver dans l’univers de la littérature jeunesse car au moment où je créais Les Pissenlits, j’étais intéressée par l’univers et la psychologie de l’enfant. Je donnais aussi régulièrement des ateliers artistiques avec de jeunes publics. Cela a considérablement enrichi ma pratique narrative.
Il est important pour moi de m’adresser à un jeune public car je suis convaincue que c’est lors de l’enfance que beaucoup de moments clefs de notre vie d’adulte se jouent. Ainsi, je crois que la littérature de jeunesse, de par ses sujets traités et sa diversité de récits et de personnages, peut influencer l’enfant dans son développement et dans ses futurs choix d’adulte social.
Sophie Adriansen : Tes albums sont très colorés. Peux-tu nous parler de ton rapport à la couleur ? Comment les choisis-tu, comment travailles-tu ?
Nina Six : La couleur a une place prédominante dans ma pratique artistique. Je travaille essentiellement avec des encres écoline qui sont des encres aquarellables, diluables à l’eau. Bien sûr, dans les livres jeunesse, la couleur est importante car elle attire l’œil et permet d’offrir un univers riche aux lecteurices, mais elle est aussi, pour moi, une manière de créer des émotions au travers de mélanges graphiques. Cela est visible dans mes deux bandes dessinées, quand les personnages vivent de fortes émotions, changent de tempérament ou encore se heurtent à des enjeux sociaux de leur époque, les gammes colorées des scènes changent et évoluent pour coller aux ressentis des protagonistes.
Je travaille donc la couleur d’un point de vue esthétique et émotionnel en rapport avec la trame narrative de mon livre.
Sophie Adriansen : Tes deux premiers livres comportent une part autofictive et traitent notamment de harcèlement ; qu’est-ce que ce genre te permet d’exprimer ? Comptes-tu poursuivre dans cette veine ?
Nina Six : Les Pissenlits et La Mousse, mes deux premières bandes dessinées, traitent des questions qui traversent les protagonistes alors qu’elles se trouvent dans des périodes charnières de leurs vies (8 ans pour Les Pissenlits et 13 ans pour La Mousse). Dans Les Pissenlits, je traite la question du deuil qui se mêle au tissage des relations sociales lors d’un été en 2006. Dans La Mousse, je traite de la question du harcèlement scolaire en 2010 car il est une partie importante et intégrante de la vie d’une adolescente, qu’elle en soit victime ou spectatrice.
J’aborde ces sujets « dramatiques » avec une approche toujours basée du point de vue du personnage principal, ce qui crée un détachement vis-à-vis de la situation dramatique/du choc émotionnel.
Je trouve qu’il est important et intéressant pour les lecteurices d’avoir accès à des récits qui traitent de sujets jugés plus ou moins graves par les adultes.
Mais je tiens à toujours montrer ces complexités en les mettant en tension avec le quotidien/la vie qui continue. Car le harcèlement (pour reprendre cet exemple) résume rarement la vie entière de la victime, l’adolescence étant un entremêlement de choses vécues, de frustrations et d’émotions. Je ne souhaite par résumer mes personnages à leur statut de victime.
Nina Six : Qu’est-ce qui t’a donné envie d’écrire et d’être lue ? As-tu eu un « déclic artistique » ?
Sophie Adriansen : L’envie d’être lue est venue en même temps que l’envie d’écrire, très tôt. À l’école élémentaire, je fabriquais de faux livres, dont j’écrivais le texte mais aussi, sous un autre nom, la préface ; en classe, j’étais frustrée si la maîtresse ou le maître ne lisait pas ma rédaction à voix haute devant tout le monde en rendant les copies. Je voulais avoir la meilleure note, mais ça, que mes mots soient lus, comptait peut-être plus encore.
J’ai ensuite mis ces envies en sommeil, jusqu’à ce qu’un burn-out professionnel me fasse comprendre que je souffrais d’avoir écarté l’écriture. J’avais 25 ans. J’ai alors ressorti le roman commencé pendant mes études et je l’ai terminé. J’écris compulsivement depuis. Au départ, je m’interdisais cependant d’écrire pour la jeunesse ; je pensais qu’il faudrait que j’aie des enfants pour oser. C’est Marie-Aude Murail qui a fait sauter ce verrou, en me suggérant de me reconnecter à ma propre enfance. Cette rencontre-déclic a eu lieu à Orléans, la ville où j’ai grandi ; et l’un de mes premiers « faux livres » était très directement inspiré du Trésor de mon père, le premier roman signé Marie-Aude Murail que j’ai lu. La boucle était bouclée.
Nina Six : Comment décrirais-tu ton style d’écriture ? As-tu des sujets qui te tiennent à cœur et qui traversent tes récits ?
Sophie Adriansen : Difficile d’avoir du recul sur son propre style, toutefois je pense que j’ai une écriture « à l’os », car c’est une remarque qui revient souvent, et il n’est pas rare que mes éditrices me demandent d’ajouter « un peu de gras ». J’ai globalement l’impression (sans doute à tort) que ce qui n’est pas absolument nécessaire est superflu… Et j’ai aussi été un peu traumatisée par les lectures imposées d’auteurs classiques aux descriptions interminables.
Les thèmes qui reviennent de façon récurrente, en revanche, je parviens à les identifier sans problème ; je dis qu’il s’agit de « motifs ». Il y a par exemple les libertés des femmes, la notion d’hospitalité, le racisme, la transmission intergénérationnelle, la parentalité, l’environnement… Des thèmes correspondant à ce qui me touche et/ou me met en colère. Écrire est désormais ma principale manière de m’engager politiquement, et la défense des droits humains (la colère quant au fait qu’ils soient bafoués) est un des moteurs de mon écriture.
Nina Six : Caches-tu des « easter eggs »/des petits clins d’œil entre tous tes différents livres et que les lecteurices peuvent reconnaître comme des clins d’œil à ton univers littéraire ?
Sophie Adriansen : Cela m’arrive : ces clins d’œil peuvent prendre la forme de l’apparition dans un livre d’un personnage qui s’avère être le héros ou l’héroïne d’un autre livre, de références à des anecdotes déjà mises en scène dans d’autres romans… Certains « easter eggs » sont trouvables par les lecteurices, d’autres ne sont visibles que par moi (est-ce la même chose que trop bien cacher une partie des œufs de Pâques pour que les enfants ne les trouvent pas ?). Je ne cache toutefois pas de petits œufs-surprises systématiquement, mes livres sont trop divers… Mais en tant que lectrice, j’adore en trouver ! Et en tant qu’autrice, je me régale quand on vient me dire qu’on en a repéré dans mes ouvrages…
Bibliographie sélective de Sophie Adriansen :
- À l’école des abeilles, album illustré par Lili la Baleine, Langue au chat (2024).
- Grandir rue Monde, album illustré par La jeanette, Athizes (2024).
- Moi, Léo, 13 ans, auteur imposteur, roman, Scrinéo (2023), que nous avons chroniqué ici.
- L’été du changement, roman, Glénat (2020), que nous avons chroniqué ici.
- Ailleurs meilleur, roman, Nathan (2019), que nous avons chroniqué ici.
- Papa est en bas, roman, Nathan (2018), que nous avons chroniqué ici.
- Lise et les hirondelles, roman, Nathan (2018), que nous avons chroniqué ici.
- Où est le renne au nez rouge ?, album illustré par Marta Orzel, Gulf Stream Éditeur (2017), que nous avons chroniqué ici.
- La vache de la brique de lait, album illustré par Mayana Itoïz, Frimousse (2017).
- Les grandes jambes, roman, Slalom (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Max et les poissons, roman, Nathan (2015), que nous avons chroniqué ici.
- J’ai passé l’âge de la colo !, roman, Éditions Volpilière (2012), que nous avons chroniqué ici.
Retrouvez Sophie Adriansen sur son site et sur Instagram.
Bibliographie jeunesse de Nina Six :
- Monsieur Bigounia, album, illustration d’un texte d’Agnès de Lestrade, Sarbacane (à paraître le 21 août).
- La mousse, BD, scénario et dessins, Sarbacane (2024).
- Alfred et les enfants oubliés, roman, illustration d’un texte d’Anja Portin, Milan (2023).
- Les pissenlits, BD, scénario et dessins, Sarbacane (2022).
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Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !