Pour la huitième année, cet été encore, on vous a proposé une rubrique que vous aimez beaucoup (et nous aussi !), Du berger à la bergère. Tous les mercredis de l’été, c’étaient des auteur·trices et des illustrateur·trices qui ont posé trois questions à une personne de leur choix. Puis c’était à l’interviewé·e de poser trois questions à son tour à son intervieweur·euse d’un jour. Après Catherine Louis et Bernard Friot, Irène Bonacina et Anne Crausaz, Claire Gaudriot et Maria Jalibert, Jérôme Peyrat et Gilles Baum, Anne Cortey et Fanny Chartres, Sophie Nanteuil et Sophie Astrabie, Séraphine Menu et Fleur Oury, Illana Cantin et Anne-Laure Bondoux, cette semaine, pour la dernière de la saison c’est Jeanne Macaigne qui a choisi de poser ses questions à Olivier Tallec !
Jeanne Macaigne : Comment arrivent tes superbes idées pour tes albums à la fois philosophiques, drôles et poétiques ? Il est difficile en littérature jeunesse française de mêler aussi bien le cocasse, une certaine profondeur et la légèreté des contes heureux.
Olivier Tallec : L’humour dans la littérature française, et dans beaucoup de domaines artistiques, est une forme assez dénigrée, (l’humour sous-entend souvent qu’il y a une charge moins importante de travail), alors que c’est un exercice complexe.
Le mélange des genres n’est pas si évident, comme si un livre ne pouvait pas être à la fois beau, drôle, et aborder des sujets profonds, et comme si l’auteur devait choisir entre tout ça.
J’ai toujours aimé les fables, car elles mêlent interrogation(s) philosophique(s), humour et poésie justement.
Mes albums s’inspirent de cette forme littéraire et poétique (sans cependant le côté moralisateur de la fable).
Les fables existent depuis toujours (dans la culture mésopotamienne, dans les textes sacrés, dans le Talmud ou dans la culture indienne…). Et l’humour y est très souvent présent.
L’humour est d’autant plus complexe avec les enfants qu’ils ne connaissent pas encore le second degré. Ils ont par contre un imaginaire parfois proche de l’absurde. Et quand il y a de l’absurde, il y a déjà une forme d’humour.
Je crois beaucoup à l’apprentissage par l’humour, ce qui permet aussi, dans les albums, d’avoir plusieurs niveaux de lecture. Ce n’est pas très grave qu’un enfant ne comprenne pas tout dans une histoire, au contraire.
Jeanne Macaigne : Comment s’organise la vie réelle avec tes personnages ? Les emmènes-tu faire un tour à bicyclette ? Sont-ils dès le départ retors, canailles ?
Olivier Tallec : Ils naissent parfois dans des carnets, mais aussi souvent après les premières lignes du texte. Ensuite, on s’observe…
J’aime beaucoup l’idée de créer des personnages ambivalents, avec des défauts, voire des névroses, comme nous en avons toutes et tous.
J’ai imaginé le personnage de l’écureuil, suite au monologue intérieur du personnage qui tourne à l’absurde et vers une sorte d’enfermement intérieur comme extérieur (il veut un mur pour protéger son arbre, mais jusqu’où faut-il que ce mur aille ? Et qu’est-ce qu’il y aura derrière ce mur ? etc.)
Le fait de travailler sur une série, (qui n’en est pas une, d’ailleurs) et d’avoir un personnage récurent (celui de l’écureuil) permet de creuser le caractère des personnages. C’est compliqué de définir un caractère en quinze ou vingt planches. À force de les dessiner, les personnages évoluent. D’abord physiquement, mais aussi psychologiquement. Son caractère s’affine (certains défauts s’accentuent, d’autres s’effacent, on commence à le cerner un peu plus…).
Et ensuite on l’entend. La dernière phase étant de l’incarner physiquement (comme Johnny Weissmüller qui poussait les cris de Tarzan dans les couloirs de l’asile psychiatrique dans lequel il a fini, à la fin de sa vie…).
Jeanne Macaigne : Le mouvement des sujets, leurs attitudes, leur place dans un cadre savamment choisi me font penser à un ballet à chaque fois que je les regarde en image. Existe-t-il des ballets et/ou des danseurs qui t’ont particulièrement marqué dans la vie ?
Olivier Tallec : Oui ! j’aime beaucoup la danse. Et particulièrement certains chorégraphes comme Hofesh Shechter, Jérome Bel ou les premiers Maguy Marin.
J’aime beaucoup le mouvement répétitif (comme dans la musique de Steve Reich) qui rythme ces chorégraphies.
Et le dessin est également la répétition infinie du geste, pour arriver à trouver le bon trait, l’expression souhaitée ou la couleur recherchée.
Jeanne Macaigne : L’humour traverse avec délicatesse et panache toute ton œuvre, je songe à tes livres Bonne continuation et Bonne journée que j’offre régulièrement à des amis. Quel est le secret pour une bonne blague ?
Olivier Tallec : D’abord en faire beaucoup de mauvaises…
L’humour c’est aussi un exercice, et pour faire ces dessins c’est d’abord une mise en condition. Quand on se met à jouer du piano, il y a souvent une mise en condition avant, une forme de concentration. C’est pareil pour le dessin. Beaucoup de gens pensent que ces dessins viennent comme ça : dans le bus ou en marchant. C’est avant tout un travail laborieux.
Je n’arrive à travailler sur ces dessins que devant ma table à dessin. C’est comme se lever le matin en se disant qu’on va faire des blagues, c’est compliqué. On est parfois très content d’un dessin ou d’un trait d’esprit et on se rend compte deux heures, deux jours après, que ce qui nous a fait sourire sur le moment ne nous amuse plus du tout. C’était même nul…
Contrairement à la beauté d’un dessin, l’humour d’une illustration ne supporte pas toujours l’épreuve du temps. Il est très dépendant d’un moment, et ne peut pas se noyer dans la narration du livre. Il doit vivre seul.
Olivier Tallec : Ton univers fourmille de micro détails. Nous sommes très souvent à une échelle micro dans tes dessins, ce qui peut parfois nous faire penser au monde des insectes. D’ailleurs, dans un de tes albums, Un drôle de lundi, tu mets en scène une fourmi. Est-ce que tu passes beaucoup de temps à observer les fourmis ? Et quelle est ta relation aux insectes ?
Jeanne Macaigne : Se promener dans les forêts, serpenter sur les chemins ombragés, sentir le parfum des rivières, croiser un papillon, le suivre, se perdre. Devenir insecte. On a tous en nous quelque chose de coccinelli… Dans mon livre Un drôle de lundi, Nena la petite fille souhaite échapper à l’école, à l’ennui, changer de peau avec une petite fourmi. Ce voyage dans des mondes si différents les fera grandir à la rencontre des altérités.
Lorsque je réalise un livre, j’aime déployer une émotion dans la narration. Qui dit émotion, dit la convocation d’une multitude de sens y compris la mémoire de nos ressentis passés. Ainsi il y a déjà du détail dans l’expression intime de notre être. Dans les mots j’essaie de tendre vers une émotion précise et sincère. Le dessin avec les détails qui l’accompagnent permet de rentrer dans des couches successives, d’aller du plus grand à l’infiniment petit. C’est un peu comme un être vivant, avec toutes ses cellules, ses vibrations, les émotions qui le traversent. C’est fou comme on peut être à la fois petit et tout à fait grand dans la vie. Et ce qui m’intéresse aussi dans la littérature jeunesse, c’est la puissance de la mémoire de nos souvenirs et de nos émotions, transmis par l’image et le texte à plusieurs générations.
Olivier Tallec : Dans ton travail tu as un rapport très fort au monde végétal, mais aussi au monde marin. On a l’impression que la nature envahit tes dessins. As-tu des envies de vie solitaire en pleine nature, à la David Henry Thoreau ?
Jeanne Macaigne : « Je n’ai jamais trouvé de compagnon aussi compagnon que la solitude. » David Henry Thoreau explique dans son livre Walden ou la vie dans les bois qu’il n’est jamais seul tant qu’il est proche de la nature. Il est un précurseur des penseurs de la décroissance : « Un Homme est riche de tout ce dont il peut se passer. »
On est bien peu de chose comme dirait la rose, mais j’aime tant la nature sauvage que j’ai envie d’y croire, de la regarder, de la faire exister dans mes bouquins, parce qu’elle est la présence vivante de mon émerveillement poétique.
Face au climat qui part en vrille, la diminution de la biodiversité, la place des êtres humains dans le monde, la nature apparaît comme un refuge, un calme et même un recours indispensable pour réfléchir différemment hors du système industriel et productiviste, hors de la marchandisation des pensées, de l’aliénation de la pensée consumériste. Alors oui, pourquoi ne pas suivre la maxime de David Henry Thoreau : simplifier, aller à l’essentiel, dès qu’on peut, tout en étant relié aux autres, c’est pas mal. Et s’il y a un peu de menthe pour se faire un thé avec des copains, c’est royal.
Olivier Tallec : Dans tes illustrations, tu utilises la couleur de façon assez pop. Es-tu sensible aux créations graphiques d’une décennie en particulier ?
Jeanne Macaigne : Je pense que nous enregistrons tout un dictionnaire d’associations de couleurs. Il m’arrive très souvent en regardant des passants à une terrasse, un film, en lisant un livre, etc., de retenir les tenues des personnages, l’ambiance colorée des scènes plus que l’histoire elle-même. Amener des sensations par la couleur, sublimer le réel, œuvrer en parallèle de l’histoire et l’enrichir. La couleur peut nous raconter autre chose ou appuyer un propos. Par exemple, les comédies romantiques et les feelgood movies cherchent, à l’inverse des films de guerre, une image rayonnante, avec de nombreuses couleurs franches et saturées, et une clarté générale.
Même la couleur d’un paquet de Doritos placé sur une table bleu nuit en bois peut m’émouvoir. C’est vraiment leur discussion secrète qui provoque une vive émotion chez moi.
La couleur aussi tisse un lien étroit avec les rêves : « Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil », disait Shakespeare dans la Tempête. Les couleurs sont des indices qui nous raccrochent à notre inconscient. Et par la couleur j’aime préciser une émotion particulière qui s’exprime entre la vie intérieure et la vie extérieure.
Je suis émue devant les peintures d’Odilon Redon. Dans À soi-même, le peintre écrit à propos d’Apollon vainqueur de Python de Delacroix au Louvre : « C’est le triomphe de la lumière sur les ténèbres. C’est la joie du grand jour opposée aux tristesses de la nuit et des ombres, et comme la joie d’un sentiment meilleur après l’angoisse. »
Bonnard, Auburtin, Maurice Denis, Munch, Sorolla, Yoshida Toshi sont des peintres qui m’émeuvent tellement.
Olivier Tallec : Je sais de source anonyme (mais néanmoins extrêmement sûre) que tu travailles actuellement à un projet de bande dessinée. Peux-tu nous dire ce qui a motivé ce choix de narration plus longue, et nous en dire deux mots ?
Jeanne Macaigne : Ah ah bonjour Madame Irma, good boule de cristal, vous avez touché juste.
En fait, je me suis toujours sentie libre de faire aussi dans mes albums jeunesse un peu de bande dessinée : en jouant avec les codes du livre illustré, oscillant entre cases, pleines pages, découpes ciselées, personnages isolés sur fond blanc. Tout dépend du rythme de l’histoire, de son aventure trépidante ou de ses moments de calme absolu.
En ce moment, j’ai super envie d’explorer d’autres narrations, de rentrer dans le récit différemment, d’avoir plus de dialogues. C’est un projet hyper enthousiasmant et qui se développe pétale après pétale, on peut aborder tous les sujets politiques, sociologiques, écologiques, sous un angle nouveau. Et c’est la fête.
Bibliographie de Jeanne Macaigne :
- Un drôle de lundi, texte et illustrations, Seuil Jeunesse (2022).
- Changer d’air, texte et illustrations, Les Fourmis Rouges (2021), que nous avons chroniqué ici.
- La chose du Méhéhéhé, illustration d’un texte de Sigrid Baffert, MeMo (2019).
- Les coiffeurs des étoiles, texte et illustrations, MeMo (2018).
- L’hiver d’Isabelle, texte et illustrations, MeMo (2017), que nous avons chroniqué ici.
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Bibliographie sélective d’Olivier Tallec :
- Trois grands copains, illustration d’un texte de Nadine Brun-Cosme, Père Castor (2023), que nous avons chroniqué ici.
- Série Les Quiquoi, illustration de textes de Laurent Rivelaygue, Actes Sud Junior (depuis 2015), que nous avons chroniquée ici, ici
- Tout seuls, illustration d’un texte de Charlotte Moundlic, L’école des loisirs (2022), que nous avons chroniqué ici.
- J’aurais voulu, texte et illustrations, L’école des loisirs (2021), que nous avons chroniqué ici.
- Cinq minutes (c’est long) (ah, tiens, non) (Euh… si !), illustration d’un texte de Liz Garton Scanlon et Audrey Vernick, NordSud (2020), que nous avons chroniqué ici.
- Série Rita et Machin, illustration de textes de Jean-Philippe Arrou-Vignod, Gallimard Giboulées (2008-2019), que nous avons chroniquée ici, là et ici.
- Abécébêtes, texte et illustrations, Actes Sud Junior (2019), que nous avons chroniqué ici.
- La vie des mini héros, texte et illustrations, Actes Sud Junior (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Les petits bonheurs, illustration de textes de Domitille et Amaury, Gallimard Jeunesse (2015), que nous avons chroniqué ici.
- Moi devant, illustration d’un texte de Nadine Brun-Cosme, Père Castor (2015), que nous avons chroniqué ici.
- Louis 1er, roi des moutons, texte et illustrations, Actes Sud Junior (2014), que nous avons chroniqué ici.
- La boum ou la plus mauvaise idée de ma vie, illustration d’un texte de Charlotte Moundlic, Père Castor (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Marlaguette, illustration d’un texte de Marie Colmont, Père Castor (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Le plus féroce des loups, illustration d’un texte de Sylvie Poillevé, Père Castor (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Pas de pitié pour les baskets, illustration d’un texte de Joy Sorman, Actes Sud Junior (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Kevin et les extraterrestres, Restons Calmes !, illustration d’un texte de Laurent Rivelaygue, Père Castor (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Waterlo & Trafalgar, texte et illustrations, Père Castor (2012), que nous avons chroniqué ici.
- Maurice Carême chanté par Domitille, illustration d’un texte de Domitille, Naïve (2012), que nous avons chroniqué ici.
- Mon cœur en miettes, illustration d’un texte de Charlotte Moundlic, Père Castor (2012), que nous avons chroniqué ici.
- Michka, illustration d’un texte de Marie Colmont, Père Castor (2011), que nous avons chroniqué ici.
- Le slip de bain, ou les pires vacances de ma vie, illustration d’un texte de Charlotte Moundlic, Père Castor (2011), que nous avons chroniqué ici.
- Série Grand Loup & Petit Loup, illustration de textes de Nadine Brun-Cosme, Père Castor (2005-2010), que nous avons chroniquée ici.
- Jérôme par cœur, illustration d’un texte de Thomas Scotto, Actes Sud Junior (2009), que nous avons chroniqué ici.
- La croûte, illustration d’un texte de Charlotte Moundlic, Père Castor (2009), que nous avons chroniqué ici.
- Pierre et le loup, illustration d’un texte lu par Bernard Giraudeau, Gallimard Jeunesse (2009), que nous avons chroniqué ici.
- Il faudra, illustration d’un texte de Thierry Lenain, Gallimard Jeunesse (2004), que nous avons chroniqué ici.
Retrouvez Olivier Tallec sur son compte Instagram.

Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !