Pour la sixième année, cet été encore, on vous propose une rubrique que vous aimez beaucoup (et nous aussi !), Du berger à la bergère. Tous les mercredis jusqu’à la rentrée, ce sont des auteur·trices et des illustrateur·trices qui posent trois questions à une personne de leur choix. Puis c’est à l’interviewé·e de poser trois questions à son tour à son intervieweur·euse d’un jour. Après Elsa Oriol et Marie Sellier, Gaël Aymon et Sandrine Beau, cette semaine c’est au tour d’Isabelle Wlodarczyk qui a choisi de poser ses questions à Aline Pallaro Lacroix.
Isabelle Wlodarczyk : Je suis admirative de l’évolution de ton art, toujours en mouvement, qui semble refuser de s’enliser dans des certitudes. Est-ce que c’est une forme de nomadisme ? Et le changement un moteur, une nécessité, une inspiration ?
Aline Pallaro-Lacroix : Tout d’abord merci à toi Isabelle d’avoir pensé à moi pour répondre à tes questions.
Je ne sais pas si mon art est en mouvement, mais je suis en perpétuel(s) questionnement(s) et je crois que ça imprègne mon travail. Je suis très loin du nomadisme, j’ai besoin de sentir mon atelier, les couleurs, les matières. Lorsque je pars quelques jours, j’emporte toujours quelques crayons, un carnet, mon appareil photo, mais il est rare que je sois productive. J’ai besoin de mon lieu pour créer. Le foisonnement de matériel dans l’atelier me rassure car je peux commencer le matin par des échauffements rapides aux Ecoline puis réaliser ensuite des dessins complexes aux crayons de couleur, ou faire du papier mâché, un vaste choix s’offre à moi. Le changement qui s’opère dans mon travail depuis plus d’un an est devenu nécessaire, c’est une naissance de confinement. Je me suis libérée des sculptures en papier mâché pour reprendre les crayons et les pinceaux.
Isabelle Wlodarczyk : J’adhère beaucoup à la pensée de Lévinas et à sa notion de visage où se lit la vulnérabilité, mais aussi l’humanité de l’homme. Tes œuvres sont essentiellement des portraits, pourquoi ? Que cherches-tu à exprimer par ces visages ?
Aline Pallaro-Lacroix : C’est vrai que j’ai axé davantage mon travail sur les portraits car c’est ce que je maîtrise le mieux et que je suis un peu fainéante. Les yeux me fascinent, ainsi que les contrastes, le travail sur les lumières et le fait de passer des heures à réaliser de petits traits qu’on estompe ensuite en douceur. C’est très relaxant, apaisant, dans ce monde où tout va très vite.
Mais j’ai de plus en plus envie de réaliser des corps en mouvement, des paysages. Lorsqu’on commence à comprendre ce qui nous convient dans le dessin ou la peinture, on lève des barrières, on se surprend à essayer de nouvelles choses, à explorer.
Isabelle Wlodarczyk : En ce moment, le bleu domine dans tes œuvres. Mon petit garçon, — un être-ange un peu différent — fabrique des potions, comme s’il recréait le monde. Elles sont la transcription de ses émotions et l’essence même d’un rapport poétique à la vie. Quand il donne naissance à une couleur inédite, c’est un démiurge, émerveillé de sa propre œuvre. Comment choisis-tu tes couleurs ? En quoi sont-elles essentielles à ce que tu crées ? Et pourquoi le bleu ? (Je triche, certes, il y a plusieurs questions…)
Aline Pallaro-Lacroix : Les portraits « Bleu spleen » sont apparus pendant le premier confinement, alors que je dessinais sur un vieux carnet. J’ai testé des portraits arc-en-ciel avant de m’arrêter sur ce bleu rehaussé de quelques touches de rouge. Cette couleur correspondait à mon état d’esprit à ce moment-là, un peu nostalgique, ce qui donne à ces portraits un petit air intemporel. Comme ton fils, je fais ma tambouille, à l’instinct. Souvent, les couleurs ne matchent pas, mais parfois, ça fonctionne… pour quelques mois en tout cas…
Aline Pallaro-Lacroix : Je crois savoir que la musique occupe un rôle important dans ta vie. Est-elle présente lorsque tu écris, ou lui préfères-tu un silence monacal ?
Isabelle Wlodarczyk : Je réponds à ta question, assise dans mon canapé, — qui me tient lieu de bureau —, entourée d’une batterie, d’un piano, d’un tuba, d’une myriade de saxophones, de plusieurs trompettes, de flûtes… Ils peuplent mon salon et c’est précisément au milieu de tous ces instruments que je travaille. J’aime écrire en musique. Certains livres portent la tonalité d’un morceau, cela crée une couleur, une prosodie. Pour certains livres, la musique est même le thème principal, ou sous-jacent. C’est le cas pour le roman L’Arbre aux fruits amers, pour lequel j’ai travaillé en me laissant porter par Nina Simone et Billie Holiday. La musique qui m’inspire le plus est celle de Pierre Diaz, mon compagnon. Son jeu est d’une infinie poésie, d’une vraie grâce dont je me nourris. Nous travaillons dans la même pièce. Parfois ce sont les notes qui donnent vie aux textes, parfois, c’est l’inverse. Enfin, les textes ont leur propre musique, car je les entends à voix haute quand je les écris… oui, c’est un peu étrange…
Cela dit, j’adore le silence monacal.
Aline Pallaro-Lacroix : Un grand nombre de tes écrits sont en lien avec l’Histoire. Est-ce que tu as orienté ton travail dans ce sens dès le départ, ou est-ce dû au hasard des commandes d’éditeurs ?
Isabelle Wlodarczyk : C’est très curieux, en réalité. Petite, je détestais l’Histoire, qui, pourtant, fascinait ma sœur. Dans mon esprit, cette discipline se résumait à des dates profondément rébarbatives. Finalement, c’est la philosophie qui m’a réconciliée avec l’Histoire et qui m’a permis d’y voir une matière à penser et une matière à fiction : comme le dit un de mes amis (fan de Paul Veyne) l’histoire s’écrit comme un roman. Depuis, j’y puise des narrations, des personnages, des envies de raconter. De fait, on m’a commandé des romans historiques, mais d’autres ouvrages sont nés spontanément, par hasard. L’histoire de Ruby Bridges, par exemple, parue chez Lirabelle, celle du Train-merci (un train offert aux Américains au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour les remercier de leur aide) découverte aux archives, totalement fortuitement sur un morceau de papier… Gazelle, née de la lecture d’une coupure de journal sur les migrants… même Le fils de l’ours, en apparence si fictif est né de la lecture d’un livre de Pastoureau sur l’histoire des ours.
Aline Pallaro-Lacroix : Aujourd’hui, tu nous proposes d’entendre des voix méconnues (voire inconnues) de l’Histoire, des histoires de femmes, bouleversantes, comme c’est le cas par exemple dans Les jours de poudre jaune. Qu’est-ce qui déclenche chez toi l’envie d’écriture ? Et dans le prolongement de cette question, possèdes-tu un (ou des) rituel(s) d’écriture ?
Isabelle Wlodarczyk : L’envie d’écrire chez moi naît de la musique, de bouts de papier, d’autres livres, mais avant tout de l’émotion que tout cela suscite. J’ai besoin d’être portée par ce que j’écris, d’être animée d’un sentiment qui me dépasse. Pour Les jours de poudre jaune, c’est une histoire d’amour. Quand j’ai entendu pour la première fois, la voix de Paquita (enregistrée par son fils), j’ai voulu raconter son histoire. Sa vie était déjà un roman : celui d’une enfant cachée dans une cave, emportée dans les soubresauts de la guerre d’Espagne, séparée brutalement de ses parents au moment de la Retirada, envoyée dans un camp, celui d’une femme qui a tu toute sa vie ce qu’elle avait vécu à ses proches. Pour ce livre, j’ai dû faire de longues recherches, enquêter, errer. C’était passionnant. Je voulais reconstituer le fil, rendre hommage à la beauté de cette femme de 92 ans.
J’aime l’idée de faire parler des inconnus, de raconter des tranches de vie, anodines en apparence et finalement essentielles. En ce moment, je termine un autre roman autour de femmes espagnoles dont le nom n’est pas resté gravé dans l’Histoire et qui ont, pourtant, joué un rôle essentiel dans la Révolution espagnole. Le roman s’appelle Mujeres libres, en hommage à la revue qu’elles ont fondée et à leur mouvement (sortie chez Babouche à oreille éditions, en octobre). Enfin, je n’ai pas de rituel, chaque livre s’enfante autrement, en zigzags, d’un trait, en balbutiant. Parfois, il s’écrit même à l’envers, en commençant par la fin, et emprunte des sentiers imprévus.
Bibliographie sélective d’Isabelle Wlodarczyk
- Le train merci, album illustré par Silvia Pertile, Lirabelle (2021).
- Chaussures, album illustré par Marjorie Béal, Kilowatt (2021), que nous avons chroniqué ici.
- Le fils de l’ours, album illustré par Minji Lee-Diebold, D’eux (2020), que nous avons chroniqué ici.
- Les jours de poudre jaune, roman, Babouche à oreilles, que nous avons chroniqué ici.
- Gazelle, album illustré par Juan Bernabeu, Lirabelle (2020).
- La toute petite araignée, album illustré par Hyuna Shin, Lirabelle (2019).
- Tchoumidema, album illustré par Antonio Boffa, Lirabelle (2019).
- Ruby, livre-CD illustré par Sonia Maria Luce Possentini, Lirabelle (2018), que nous avons chroniqué ici.
- Léonie se marie, album illustré par Sonia Maria Luce Possentini, Lirabelle (2016) que nous avons chroniqué ici.
- La peinture d’Uchiki, album illustré par Xavière Broncard, À pas de loups (2017), que nous avons chroniqué ici.
- La gentille petite Lou, album illustré par Rémi Saillard, Les éditions du Ricochet (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Célestin rêve, album illustré par Toni Demuro, Rêves bleus (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Surtout ne prend pas froid, roman, Oskar (2014), que nous avons chroniqué ici.
- Les yeux d’Otonashi, album illustré par Sacha Poliakova, Didier Jeunesse (2016), que nous avons chroniqué ici.
- Marika, album illustré par Hajnalka Cserháti, Lirabelle (2015), que nous avons chroniqué ici.
- Léo et Célestin, roman illustré par Thanh Portal, L’escamoteur (2013), que nous avons chroniqué ici.
- Sur mon arbre perché, album illustré par Thanh Portal, Édition Vert Pomme (2013), que nous avons chroniqué ici
- Cœur de hibou, album illustré par Anne-Lise Boutin, Rue du monde (2013).
- La petite disparue, roman, Oskar éditeur (2013), que nous avons chroniqué ici.
- L’arbre aux fruits amers, roman, Oskar éditeur (2012).
Son site : https://isabellewlodarczyk.wixsite.com/page.
Bibliographie d’Aline Pallaro-Lacroix.
- Le cœur en bataille, illustration d’un texte d’Isabelle Wlodarczyk, Oskar (2016).
- 10 petits loups !, illustration d’un texte de Corrine Boutry, Beluga (2014).
Son site : http://mimirondelle.canalblog.com.
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !