Aujourd’hui, on reçoit deux grandes autrices. La première, Marie-Sabine Roger, est notre invitée pour l’interview à l’occasion de la sortie de son album Le Vilain petit Machin publié au Seuil Jeunesse. La seconde, Rachel Corenblit, dont le roman Comme une famille vient de paraître chez Nathan, nous livre ses coup de cœur et coup de gueule.
L’interview du mercredi : Marie-Sabine Roger
J’aimerais que vous nous présentiez Le Vilain petit Machin.
Le Vilain petit Machin est une réécriture très personnelle du Vilain Petit Canard (mais le titre aide un peu les lecteurs à le deviner…).
Comme dans le conte de Hans Christian Andersen, il y a une couvée de canetons et… un intrus.
Dans ce texte, il est question de l’intégration (ou non) au groupe, de l’image que l’on a de soi, de celle que les autres nous renvoient, de la différence. Et, d’une certaine façon, d’un sujet sur lequel — fort heureusement — on attire désormais notre attention, et qui réclame notre vigilance : le harcèlement. Ici, il s’agit surtout d’un harcèlement par la fratrie, qui n’est pas moins douloureux.
J’ai choisi de passer par l’humour, car le rire permet d’aborder des thèmes un peu sensibles d’une façon plus douce (et sans doute plus efficace, s’agissant de jeunes lecteurs).
Et j’aime bien m’amuser, ce qui est également une excellente raison.
Comment est venue l’idée de vous réapproprier cette histoire ?
Comme toujours : par hasard.
En fait l’aventure a commencé avec l’Affaire méchant loup, qui était une réécriture de la Chèvre de monsieur Seguin, dans laquelle j’abordais également l’écologie, mais l’air de rien (car je suis une auteure sournoise…). C’était mon premier album avec Marjolaine Leray. J’ai tellement aimé écrire ce texte et le voir illustré par elle que j’ai eu envie de continuer, avec un autre conte, puis un autre, puis on verra.
J’aime beaucoup votre écriture, on a l’impression que vous ciselez chaque phrase. J’aimerais que vous nous parliez de votre processus d’écriture.
Merci, je suis très touchée par votre remarque. Je me suis fait le très grand plaisir de travailler surtout en alexandrins, mais avec des ruptures de rythme, des onomatopées, un mélange un peu insolent d’écriture « classique » et de clins d’œil destinés aux lecteurs petits et grands.
J’essaie d’avoir la plus grande exigence dans mon écriture, et que ce soit pour les enfants ou pour les adultes ne change rien pour moi. Pour des textes comme Le Vilain petit Machin, je lis à haute voix, je travaille « à l’oreille ».
Il me semble qu’un album jeunesse réussi doit toucher à la fois les enfants et les adultes qui le leur lisent, afin que ce soit un plaisir partagé. J’ai toujours pensé que la littérature jeunesse avait entre autres buts de construire des passerelles entre toutes les générations. Rire ensemble d’un album (ou tremper ses mouchoirs), même si ce n’est pas toujours pour les mêmes raisons, c’est une vraie complicité. Je me souviens de mon grand-père — qui avait des lectures très sérieuses, et qui était un fin latiniste — en train de pouffer comme un gamin en lisant mes Astérix. Et, curieusement, penser que mon Papi aimait les mêmes livres que moi, ça me rendait très fière.
Avec cet album, vous travaillez une nouvelle fois avec Marjolaine Leray, parlez-nous de votre collaboration
Marjolaine a un talent fou. Au départ, notre collaboration a été imaginée par notre éditrice au Seuil, Angèle Cambournac, qui a voulu créer une rupture entre l’écriture (faussement) classique de mon texte, et un dessin moins classique, justement. Nous ne nous connaissions pas.
Le résultat est allé bien au-delà de ses attentes, je pense. Marjolaine arrive à croquer les expressions, les situations, en deux coups de crayon, apparemment jetés sans y penser. Elle a un dessin très malin, très efficace, et un humour ravageur.
Marjolaine et moi nous voyons très peu, nous habitons loin l’une de l’autre, mais on s’envoie des mails pleins de connivence, car nous avons des styles d’humour qui se comprennent et se complètent bien, je pense que ça se ressent tout de suite à la lecture de nos albums.
Nous en avons déjà fait trois : deux sur les contes classiques, l’Affaire méchant loup et Le Vilain petit Machin, un sur les émotions, Le grand Grrrrr, qui parle de l’impatience et de la colère, et qui a déjà été traduit en neuf langues, ce qui tendrait à prouver, s’il en était besoin, que l’impatience et la colère sont universelles.
Qui sont vos premier·ères lecteur·rices ?
Mes tout premiers lecteurs sont mes proches, en particulier ma fille, Cécile Elma Roger, qui lit mon travail depuis plus de trente ans, et qui est devenue… auteure jeunesse, avec déjà un très joli parcours. Mes deux petits-enfants les plus grands (11 et 7 ans) sont également mes lecteurs fidèles.
J’écris pour les lectrices et les lecteurs de tous âges, je ne veux pas me limiter à un âge de lectorat, pas plus que je ne veux me limiter à un genre littéraire. Je gambade dans l’écriture, j’y trouve une liberté toujours renouvelée, et je vais là où le texte me pousse, sans jamais avoir fait un seul plan de ma vie.
J’écris en rose, en noir, en chamarré, parce que la vie elle-même est faite d’un millier de couleurs changeantes.
Pouvez-vous nous raconter votre parcours ?
Je suis publiée depuis 1989. C’est le genre de chose que j’ai de plus en plus de mal à dire, car pour les enfants ça correspond à peu de choses près à la préhistoire.
D’ailleurs, moi-même, je n’y crois pas. Quoi ? Trente-quatre ans déjà ?
J’ai été enseignante une dizaine d’années, principalement en ZEP. J’étais déjà publiée, ce n’est pas l’enseignement qui m’a poussée vers l’écriture, mais cette longue expérience m’a inspiré un certain nombre de textes, que ce soit Les tartines eu Kétcheupe ou La tête en friche.
J’écris depuis que je suis enfant, des poèmes, des textes. Je n’ai jamais cessé d’écrire depuis que j’ai appris à le faire. J’ai longtemps hésité entre le dessin et la peinture, d’un côté, et l’écriture, de l’autre. D’autres que moi ont réussi à conjuguer les deux avec bonheur et talent. Je pense à Claude Ponti, à François Place, par exemple. Pour ma part, c’est l’écriture qui s’est imposée et qui a pris tout l’espace, même si je recommence à dessiner depuis peu.
Quelles étaient vos lectures d’enfant, d’adolescente ?
Je lisais tout ce qui me tombait sous la main, j’étais une lectrice compulsive, et lorsque je vois aujourd’hui ma plus grande petite-fille et mon petit-fils, aussi profondément plongés dans leurs livres que des plongeurs dans l’océan, ça me ravit.
Si je me permets d’ébouriffer un peu les contes pour enfants, c’est que j’ai un rapport très intime avec eux. Ma grand-mère m’en lisait beaucoup, Perrault, Andersen, Grimm, la Comtesse de Ségur, Daudet. En fait, elle me lisait ce qu’on lui avait lu quand elle était enfant, et il ne s’agissait pas de versions simplifiées, ni expurgées. Il y avait du drame, du danger, des frissons, des colères, du rire, des aventures. Je passais de Tartarin de Tarascon à Peau d’âne, de La Chèvre de monsieur Seguin à La Petite Sirène. De son côté, mon grand-père me faisait apprendre des poèmes de La Fontaine, et c’est sans doute l’explication du Vilain petit Machin, un mélange de La Fontaine et d’Andersen, d’irrévérence et de morale.
Adolescente, la passion de la lecture n’a fait qu’empirer. Zola, Ray Bradbury, Edgar Poe, Jack London…
Travaillez-vous actuellement sur un nouvel album ? Un nouveau roman ?
Je viens de terminer un roman pour adultes et, en 2024, sortira notre prochain album avec Marjolaine, intitulé Et moi ? sur le thème de la jalousie.
Et je vous le dis — mais chut ! c’est un secret — un troisième texte dans le style du Vilain petit Machin et de l’Affaire méchant loup devrait paraître fin 2024 ou en 2025. Mais je vous laisse deviner quel sera le conte classique que nous avons décidé de remettre au goût du jour…
Hé, hé, hé, mystère, mystère…
Bibliographie jeunesse sélective :
- Le Vilain petit Machin, album illustré par Marjolaine Leray, Seuil Jeunesse (2023).
- La souris des dents, album illustré par Marie Desbons, Lito (2023).
- Attention fragiles, roman, Seuil Jeunesse (2023).
- L’affaire méchant loup, album illustré par Marjolaine Leray, Seuil Jeunesse (2019), que nous avons chroniqué ici.
- Les tartines au kétcheupe, roman, Rouergue (2017 – publié pour la première fois par Nathan en 2005), que nous avons chroniqué ici et là.
- Le vilain monstre bleu, album illustré par Laurent Simon, Casterman (2016), que nous avons chroniqué ici.
- À quoi tu joues ?, album illustré par Anne Sol, Sarbacane (2011), que nous avons chroniqué ici.
- Rikimini, album illustré par Alexandra Huard, Casterman (2012), que nous avons chroniqué ici.
- 8 histoires à lire à deux, album illustré par plusieurs illustrateur·rices, Lito (2012), que nous avons chroniqué ici.
- La princesse de Fertabelle et la princesse de Fertamaline, album illustré par Sophie Lebot, Lito (2011), que nous avons chroniqué ici.
Retrouvez Marie-Sabine Roger sur Instagram.
Le coup de cœur et le coup de gueule de… Rachel Corenblit
Régulièrement, une personnalité de l’édition jeunesse (auteur·trice, illustrateur·trice, éditeur·trice…) nous parle de deux choses qui lui tiennent à cœur. Une chose qui l’a touché·e, ému·e ou qui lui a tout simplement plu et sur laquelle il·elle veut mettre un coup de projecteur, et au contraire quelque chose qui l’a énervé·e. Cette semaine, c’est Rachel Corenblit qui nous livre ses coup de cœur et coup de gueule…
Entre l’écriture et la classe, ma vie professionnelle se scinde nettement en deux parties qui, parfois, m’exposent à développer une sorte de double personnalité.
Être devant les élèves, enseignante, être devant mes pages, autrice : deux positions qui peuvent entrer en collision, fusionner ou alors, au contraire, s’opposer jusqu’à la déchirure.
Alors, c’est vrai, mes rages, mes joies, mes émotions naissent souvent entre les quatre murs d’une salle de classe, face à une trentaine d’élèves (oui, ils sont souvent trente) et nourrissent mes textes.
Comment ne pas évoquer, plus d’un mois après la rentrée, les conditions de celle-ci ?
Les discours ronflants, les paroles officielles qui maquillent la réalité du terrain. Des professeurs manquants, toujours, ou recrutés à la va-vite, déboulant devant les élèves et vite confrontés à ce constat : la technicité de ce métier n’est pas innée, elle s’apprend, elle s’élabore, elle se construit dans le cadre d’une formation spécifique.
Un mépris constant de la profession, déguisé sous la forme d’un pacte à signer, non pas avec son sang mais celui de la fonction publique qu’on démonte à coups de restrictions budgétaires.
La fausse intégration des élèves en situation de handicap parce que les moyens sont absents, que les AESH exploités ne sont pas assez nombreux, les adaptations impossibles, les formations (encore elles) insuffisantes.
La fatigue, l’épuisement moral des collègues qu’on traite de fainéants, dont on suppose qu’ils ne font rien, que 18 heures ou 20 heures de cours, c’est pas grand-chose et dont on oublie que ces heures ne sont que la face cachée de la présence. Il faut bien les préparer, ces cours, il faut bien les corriger, les copies et recevoir les parents et assister aux réunions et avaler la couleuvre d’un « travailler plus pour gagner plus ». Ils déchantent bien vite, ceux qui débarquent dans le métier pour les vacances…
Et tenir une classe, c’est parfois comme grimper sur l’échine d’un cheval sauvage. Le temps du débourrage, on chute souvent à terre.
Les évaluations inutiles qu’on enchaîne comme si on cherchait année après année à vérifier le nivellement par le bas qui se produit lorsqu’on n’attribue pas les fonds financiers suffisants.
L’argent est le nerf de la guerre, la culture le cœur de mon métier, mon second métier, que je relie ainsi au premier, l’écriture. La culture qui doit pulser, impulser, propulser nos jeunes vers l’avant. Nous reculons, nous renonçons lentement à l’ambition d’une jeunesse riche en savoirs, au détriment d’élèves capables d’intégrer une entreprise sans trop se poser de questions.
Mais le regard des gosses, même les grands, les ados blasés, quand on leur lit une histoire, ce regard qui prouve la force des mots, la puissance de l’évocation du sensible, ça, oui, c’est de l’espoir. C’est ce qui me permet de demeurer dans ma classe, la première partie de ma semaine. Et motive mon envie d’écrire la seconde. Même si ma colère demeure parce qu’il faut en être conscient, c’est l’école de la République qu’on détruit minutieusement.
Rachel Corenblit est autrice. Son dernier roman, Comme une famille, est paru chez Nathan le 5 octobre dernier.
Bibliographie sélective :
- Comme une famille, roman, Nathan (2023).
- Sortir du placard, roman, Nathan (2023), que nous avons chroniqué ici.
- Le musée des tortures, roman, Casterman (2021), que nous avons chroniqué ici.
- La mer sans le bleu, roman, IN8 (2021), que nous avons chroniqué ici.
- Les potos d’abord, roman, Nathan (2020), que nous avons chroniqué ici.
- Les enquêtes de Nola et sa bande — Le mystère Orwitz, roman, illustré par Cécile Bonbon, Le Rouergue (2020).
- Un peu plus près des étoiles, roman, Bayard (2019).
- L’année des pierres, roman, Casterman (2019).
- Calum ou le bonheur à portée de long nez, album illustré par Julie Colombet, Sarbacane (2018).
- Fanny et la boîte magique, roman illustré par Lisa Blumen, Mango (2018).
- La plus belle de toutes, roman, Le Rouergue (2018), que nous avons chroniqué ici.
- À la dure, roman, Actes Sud Junior (2017).
- Encore plus de bonheur, roman, Le Rouergue (2017).
- 146298, roman, Actes Sud Junior (2015).
- Le rire des baleines, roman, Le Rouergue (2011).
- Ceux qui n’aiment pas lire, roman, illustré par Julie Colombet, Le Rouergue (2011).
Retrouvez Rachel Corenblit sur Instagram.
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !