Cette année encore, tout l’été on vous a proposé notre rubrique Du berger à la bergère, un rendez-vous qui vous plaît beaucoup — vu vos retours — et qu’on aime beaucoup nous-mêmes. Tous les mercredis des auteur·trices et des illustrateur·trices ont posé trois questions à une personne de leur choix. Puis l’interviewé·e a posé trois questions à son tour à son intervieweur·euse d’un jour. Après Camille Jourdy et Bernadette Després, Alice Butaud et Isabelle Pandazopoulos, Clotilde Perrin et Marie Caudry, Sébastien Pelon et Julien Arnal, Estelle Billon-Spagnol et Nicolas Michel, Mélanie Edwards et Jean Mallard, Sophie Adriansen et Nina Six, Édouard Manceau et Marie Dorléans, on termine l’été en beauté avec Marie-Sabine Roger qui a choisi de poser ses questions à Jean-Claude Mourlevat !
Marie-Sabine Roger : Quel est le moment le plus satisfaisant pour toi dans l’acte d’écrire et, à l’inverse, le moment le plus inconfortable — à supposer qu’il y en ait un — et pourrais-tu nous expliquer pourquoi, si tu le sais :
– Lorsque tu « couves » un nouveau texte ?
– Lorsque tu retrousses tes manches et te mets (enfin…) au travail ?
– Lorsque les lignes directrices de ton roman émergent peu à peu ?
– Lorsque que tu sais (ou que tu sens) que tu t’approches de la fin de ton texte ?
– Lorsque tu poses le point final ?
Jean-Claude Mourlevat : Le plus inconfortable, je dirais même le plus douloureux, c’est quand je n’écris pas.
En revanche, le moment le plus euphorique, c’est quand l’histoire est lancée, qu’elle m’occupe l’esprit jour et nuit. Et à l’intérieur de cette joie, la joie encore plus forte d’avoir parfois une bonne idée. Cela peut être une trouvaille mineure et ponctuelle bien sûr, mais aussi (et cela arrive seulement deux ou trois fois par roman) l’apparition soudaine d’un chemin qui devient voie royale, qui va éclairer plusieurs chapitres, peut-être tout le roman. Dans les deux cas c’est comme si on m’annonçait une formidable nouvelle, de celles qui vous rendent léger, aérien. J’adore cette jubilation. Je me rappelle avoir lâché le guidon de mon vélo et levé les bras au ciel quand j’ai eu l’idée de la forêt de l’Oubli puis des Mots qui réveillent dans La rivière à l’envers.
J’aime quand l’histoire avance toute seule. C’est toi qui cavales derrière. Ou qui cavales dessus plutôt, comme sur un cheval ivre. Tes doigts sur le clavier ne sont pas assez nombreux ni assez véloces. C’est la jubilation. Là, les heures passent comme des minutes. Tu oublies de descendre manger. J’ai conscience que ce sont des moments privilégiés, incomparables et j’essaie de les vivre intensément.
J’aime aussi quand le roman est achevé et qu’il ne reste plus qu’à tout relire pour apporter ici et là des petits plus, de ceux qui font passer un chapitre, un paragraphe, de bon à très bon, ou une phrase de correcte à savoureuse. Ça peut s’obtenir en ajoutant comme en enlevant. C’est un moment plus paisible, tout est joué, il n’y a plus à se tourmenter ni à s’exalter. Le bon repas est prêt, il n’y plus qu’à ranger les casseroles, dresser une jolie table et attendre les ami·e·s.
Marie-Sabine Roger : Les lecteurs imaginent volontiers les auteur·e·s en train de passer d‘un texte à un autre, sans aucun sas de décompression, en s’amarrant continument à un fil d’écriture que rien ne viendrait interrompre. Pourtant, parfois, il t’arrive de ne pas écrire, non pas parce que tu es en vacances, mais parce que l’inspiration ne semble pas au rendez-vous. Voici ma question : Que fais-tu, que ressens-tu, lorsque tu n’écris pas ? Est-ce que c’est pour toi une gêne, un manque, une douleur, une bouffée d’oxygène, l’occasion de te reposer et de faire autre chose ? Est-ce que tu as des activités de remplacement provisoires ? Pourrais-tu nous parler de toi, lorsque tu es un auteur « qui n’écrit pas » ?
Jean-Claude Mourlevat : Entre deux romans je suis taraudé par le doute. Est-ce que je vais y arriver encore ? Pas sûr. Et si j’y arrive, est-ce que ce sera à la hauteur de ce que j’ai déjà fait ? Sûrement pas. Est-ce que je n’ai pas dit tout ce que j’avais à dire ? Si, peut-être. Est-ce que mon énergie est moins forte ? Pas impossible… Dans ces périodes-là, tout ce que je lis me paraît excellent et je désespère d’en faire autant. Je me soigne en m’occupant à des tâches manuelles : bricoler, ranger, ou en faisant du sport : vélo, natation. Autant d’activités qu’on peut mesurer, chronométrer, et qui ont des résultats immédiats : fendre du bois et l’empiler avec soin, c’est très satisfaisant. Rien n’est pire que de s’asseoir devant son ordi et de broyer du noir. Mais je sens bien, en m’activant ainsi, que c’est en attente d’autre chose, autrement exaltant : écrire.
Dans ces périodes silencieuses, il y a fort heureusement les salons du livre auxquels j’aime aller pour rencontrer mes lectrices et lecteurs (et ça peut être très émotionnel, souvent les larmes coulent) et croiser aussi mes collègues qui passent par « les mêmes tourments les mêmes bazars » comme chantait François Béranger). Il y a aussi les lectures À voix haute que je donne avec ma co-autrice Anne-Laure Bondoux ou seul avec des musiciens ou musiciennes. C’est l’occasion de retrouver l’adrénaline de la scène, puisque j’ai laissé le théâtre derrière moi, de partager là encore de l’émotion en direct, de rire, et de rendre visite à mes personnages. L’occasion aussi de me sentir encore « dans le trafic » !
Marie-Sabine Roger : Tu es publié depuis longtemps, est-ce que tu as le sentiment que ta façon d’écrire s’est progressivement modifiée avec les années ?
Est-ce que tu te sens plus libre dans ton expression ? Plus légitime, sûr de toi ? Plus contraint, incertain, au contraire ?
Jean-Claude Mourlevat : D’abord, je n’ai pas le sentiment de m’être amélioré, en vingt-cinq ans. C’est bête de le dire comme ça, mais c’est la vérité. Disons que je me suis déplacé. Je suis allé explorer des contrées littéraires nouvelles, des genres différents. Oui, je me suis bien baladé. Plus libre ? Non, hélas. J’envie ces écrivain·e·s qui s’exposent, qui s’autorisent tout, qui font passer leur création avant toute autre chose, sans craindre de choquer, de blesser, de décevoir. D’une part, je suis trop bien (ou trop mal ?) élevé pour ça, et d’autre part, je ne pourrai jamais prendre le risque de blesser des personnes qui se reconnaîtraient, même si je transpose. Alors je renonce à ceci, je renonce à cela, et je fais avec ce qui reste… Cette pudeur, appelons ça comme ça, me limite, j’en ai conscience, mais je me console en me disant qu’elle me contraint, pour parler de ce qui m’importe et me travaille, à ne pas y aller de front, à effectuer ce contournement qui pour moi est en partie la définition de la littérature.
Légitime ? Oui, quand-même. Mais plus sûr de moi, oh non. C’est le contraire. J’ai à chaque fois le sentiment qu’il me faut repartir de zéro, de plus bas que zéro. Et que je n’ai pas droit à la médiocrité. Ce serait désastreux, car, par rebond, tous les romans qui ont précédé en seraient contaminés. C’est comme une histoire d’amour qui se finit mal : même les bons souvenirs en sont empoisonnés.
Jean-Claude Mourlevat : Est-ce tu penses secrètement que tu nous réserves un chien de ta chienne et que ton plus grand roman reste à écrire ?
Marie-Sabine Roger : Bon…
Si je dis oui, je passe pour une auteure prétentieuse.
Si je dis non, pour une auteure déprimée.
Pour tenter de te répondre sérieusement, sans me défiler ou m’en tirer avec une pirouette, je te dirai que j’espère être capable d’écrire de nouvelles choses à chacun de mes romans ou de mes albums, et que j’essaie à chaque fois d’aller plus loin (et, surtout, d’aller « ailleurs »).
Parcourir à l’infini les mêmes traces, revenir sans cesse sur mes pas, cela ne m’intéresse pas.
Certains auteurs creusent toute leur vie le même sillon, ils écrivent « le même roman » en le déclinant de multiples façons. Et s’ils le font, c’est qu’ils y trouvent toujours matière à se renouveler, ou à préciser leur propos, leur démarche.
D’autres surprennent à chaque livre, nous mènent vers des horizons toujours inattendus.
Je pense que je me situe plutôt du côté des seconds, avec cette nuance : je suis revenue plusieurs fois sur des thèmes semblables, le handicap, par exemple, ou plus généralement la question de la différence. Mais je crois l’avoir fait avec, pour chaque texte, une approche, une « couleur » spécifique, l’humour, l’onirisme, la gravité, ou pour des publics différents : album, nouvelle, roman…
Pourquoi est-ce que je ne tiens pas à revenir sur mes traces ? La réponse est simple : j’écris en parfaite égoïste, autrement dit j’écris pour moi.
Je crois que si je convoquais l’ombre des lectrices et des lecteurs lorsque je travaille, s’ils s’invitaient derrière mon épaule quand je suis devant mon écran, je n’écrirais tout simplement plus. Parce que, fatalement, un jour ou l’autre, se poserait la question de l’auto censure : est-ce que je peux vraiment écrire ceci ou cela ? Et est-ce que je peux l’écrire de cette façon-là ? Est-ce que je vais émouvoir ? Faire rire ? Choquer ?
De mon point de vue, l’auto censure détériore souvent un peu la sincérité, l’authenticité. Mon roman ne sera pas forcément « meilleur » sans elle, mais il sera vraiment tel que je l’ai voulu. Je ne cherche pas à plaire à tous, je peux perdre des gens en route, mais d’une façon générale, comme toi, je suis pudique, je n’aime pas jouer avec le pathos ni avec le scandale. Et, comme toi, je n’aime pas emprisonner des gens que je connais dans mes romans. (Ou alors je le fais d’une façon si sournoise qu’ils ne se reconnaîtront pas, à supposer qu’ils me lisent un jour. Dans mon roman Dans les prairies étoilées, j’ai parlé du rapport de l’auteur avec la vraie vie, de la façon dont notre entourage impacte notre travail, nous inspire ou nous pollue, et de comment un auteur peut se venger impunément des toxiques ou des importuns. Sur ce point, le personnage de Merlin me ressemble beaucoup, mais je ne l’avouerai jamais…) (Ah ben si, zut !…)
Je ne sais pas où je vais quand je commence un roman, je ne sais pas vers où il me porte et, d’ailleurs, parfois, il me laisse en plan sur la route et je n’ai plus qu’à rentrer à pied, mon petit baluchon inutile à l’épaule.
Ce qui m’intéresse plus que tout, dans l’écriture (bien plus encore dans le roman que dans l’album, car le roman s’inscrit dans un temps très long), c’est justement de ne pas savoir où je vais, de ne pas avoir la moindre idée des personnages que je vais rencontrer, des situations que je vais observer ou vivre par procuration.
Pour moi, l’écriture est une expédition vers des terres lointaines.
J’écris comme on s’en va.
D’ailleurs je suis beaucoup plus aventurière dans l’écriture que je ne le suis dans la vraie vie. Même si j’ai visité un certain nombre de pays et un peu vécu à l’étranger, je suis une fille prudente, je n’oublie ni mon chocolat noir, ni mon thé vert, ni mes guides de voyage.
Et je sais toujours à peu près à quel moment je rentrerai chez moi.
Le roman, c’est l’infini des chemins possibles, sans autre carte que celle que je trace chaque jour à tâtons. Des mois de randonnée en perspective, sans aucune barrière, pendant au moins un an, bien souvent beaucoup plus.
Et chaque fois qu’un manuscrit s’achève, j’éprouve un sentiment mitigé, qui se situe entre le soulagement d’être arrivée à bon port et la tristesse de dire adieu à des personnages avec lesquels j’ai vécu des semaines durant, et que je ne reverrai plus.
Après vient un sas de décompression – j’ai presque envie de dire de décontamination – car il faut que j’arrive à « sortir » totalement du roman précédent pour aller vers un autre, sans trop de poussières collées à mes semelles. Même si, la plupart du temps, quelques petites traces subsisteront, ça et là, dans celui qui suivra.
Ta question de savoir si mon plus « grand » roman – merci pour l’adjectif – reste à écrire prend tout son sens à chaque point final. Je la formule différemment, de façon bien plus modeste : est-ce que je vais seulement arriver à écrire autre chose ?
Ce temps de pause est plus ou moins long, plus ou moins bienvenu ou difficile à vivre. Parfois je le prends comme des vacances méritées, d’autres fois je tourne et retourne dans ma tête comme un hamster frustré. Pour diverses raisons, je viens récemment de passer par une assez longue période totalement infertile, du point de vue des romans pour adultes, et je n’ai pas du tout aimé ça.
Avoir toujours en perspective le « grand » roman que l’on est presque assuré de porter au fond de soi (les rares jours de certitudes), c’est sans doute le rêve de chaque auteur. Ce qui nous pousse à nous mettre au travail.
Ce que je peux te dire, c’est qu’après trente-cinq ans de publication, je ne crois pas être arrivée au bout de ce que je pouvais écrire. Il me semble même que je continue d’apprendre, que je peaufine mon travail, petit à petit, mot à mot.
Mais, tout à fait entre nous, s’il y a bien une chose dont je suis absolument certaine, c’est que mon meilleur roman, le plus grand d’entre tous ceux dont je serai l’auteure, ce sera celui que je n’écrirai jamais…
Jean-Claude Mourlevat : Plusieurs de tes romans ont été portés à l’écran. Quelle adaptation t’a paru la mieux réussie ? Et laquelle a été la plus décevante (si tu as le droit de le dire) ? Est-ce que c’est peut-être au fond toujours décevant ?
Marie-Sabine Roger : Deux de mes romans ont été portés à l’écran, par Jean Becker, un réalisateur très aimé des Français : La tête en friche, avec Gérard Depardieu et Gisèle Casadesus, et Bon rétablissement, avec Gérard Lanvin.
Je n’ai pas participé à l’écriture du scénario de La tête en friche, par contre j’ai travaillé sur celui de Bon rétablissement. Ce qui m’autorise à dire – puisque j’en suis sans doute en partie responsable – que cette seconde adaptation m’a moins touchée que la première.
La question de l’adaptation (confier son bébé à quelqu’un d’autre pour qu’il l’habille différemment) je la connaissais déjà, forcément, puisque j’ai écrit beaucoup d’albums qui, par nature, sont illustrés. J’étais donc habituée à voir un autre regard que le mien se poser sur mes textes, et leur donner une dimension « visuelle ».
Mais voir son travail porté à l’écran, c’est bien autre chose. Les personnages ont soudain un corps, une voix, un regard. Les décors existent.
La première fois que je suis allée sur le tournage de La tête en friche, je me suis retrouvée dans le potager de Germain Chazes, et j’ai vu Germain (Gérard Depardieu) sortir de sa caravane.
C’était assez troublant, je dois dire.
En ce qui concerne les deux adaptations de Jean Becker (qui est très respectueux du travail des auteurs), le seul personnage qui, pour moi, ressemblait à ceux que j’avais dans la tête (parmi ceux que je pouvais imaginer, car je ne les imagine pas toujours), c’était sans aucun doute Gisèle Casadesus, qui a si délicieusement interprété Margueritte, la vieille dame, dans La tête en friche.
Si j’avais dû me charger du casting, je n’aurais pas choisi quelqu’un d’autre.
J’ai été plus sensible à l’adaptation de La tête en friche parce qu’elle est plus fidèle au roman. Dans Bon rétablissement, Jean Becker a voulu introduire un personnage féminin qui devait incarner l’amie de Jean-Pierre (interprété par Gérard Lanvin).
Ce personnage n’existait pas dans le roman, et pour cause : Jean-Pierre était un misanthrope, un vieux sauvage grincheux, et toute une partie du roman reposait sur cet aspect de sa personnalité.
J’ai pensé après coup que Gérard Lanvin n’aurait probablement pas été crédible en célibataire. Lui donner le rôle principal imposait sans doute qu’on lui prête également une vie amoureuse…
Au-delà des clins d’œil et de l’anecdote, il faut comprendre que l’adaptation d’un roman, c’est un regard personnel porté sur ton travail. C’est un point de vue.
Le réalisateur met en lumière ce qui lui a plu, il gomme une grande partie du texte, parce que s’il fallait tout jouer, le film durerait quatre ou cinq heures.
Aussi fidèle soit-elle, l’adaptation passera donc sous silence des chapitres entiers, ou des paragraphes, ou même de simples mots qui semblaient importants à l’auteur.
Dans La tête en friche, par exemple, la fin de mon roman a été changée parce qu’elle n’était pas cinématographique. C’était une vraie fin de roman. Mais cela n’aurait pas donné une vraie fin de film.
Ta question parle de déception, je ne sais si ce terme est tout à fait juste en ce qui me concerne, et je dois reconnaître que l’adaptation de Jean Becker a grandement éclairé ce roman, et mon travail, et qu’il m’a mise très honnêtement en lumière sur toute la promotion des deux films tirés de mes romans. Et les dialogues des deux films, mis à part les scènes rajoutées, sont extraits presque mot pour mot de mes romans.
Par contre, lorsqu’un auteur est adapté au cinéma, il s’ensuit immanquablement une forme de « dépossession ». Pendant des années, j’ai eu le sentiment d’avoir écrit La-tête-en-friche-de-Jean-Becker. Sur des salons du livre et pendant des rencontres on a voulu savoir si j’avais écrit le roman d’après le film. Et j’ai si souvent entendu cette phrase « Celui-là je ne l’ai pas lu, mais ce n’est pas grave, j’ai vu le film »…
Enfin, on m’a demandé mille fois à quel moment j’allais de nouveau être adaptée, comme si c’était là mon Graal, mon but ultime.
J’ai eu l’impression d’être reconnue, mais pour de mauvaises raisons.
La tête en friche a en quelque sorte figé mon travail car, pendant des années, on m’a ramenée encore et toujours à ce titre, que je ne renie pas du tout, bien au contraire, mais j’ai écrit six romans depuis (un septième sera publié en janvier prochain aux éditions Calmann-Lévy), plus un récit personnel sur la fin de vie de ma mère.
En résumé, je dirai qu’être adaptée au cinéma a été à la fois une grande chance et une lourde charge. Cela m’a permis de vivre de mon travail, ce qui est un luxe inouï pour la plupart des auteurs, mais cela m’a demandé également une grande vigilance afin de ne pas tomber dans la facilité, de ne pas perdre de vue que ma vie c’est d’être auteure, pas scénariste, et continuer à faire au mieux ce que j’essaie de faire depuis trente ans : écrire des romans, tout simplement.
Jean-Claude Mourlevat : Tu aimes lire à voix haute, en public, seule ou à deux. Que t’apporte cet exercice ? Quel est ton état quand tu lis ?
Marie-Sabine Roger : Je lis régulièrement avec ma fille Cécile Elma Roger, elle-même auteure jeunesse mais également « voix » pour des documentaires ou des publicités. Nous lisons certains de mes romans.
Cette lecture à deux voix est un plaisir, parce que c’est un moment de connivence et de partage avec ma fille, qui a toujours été ma première lectrice, même si cela représente également bon nombre d’heures de répétitions, et une charge non négligeable de travail, surtout pour Cécile, qui a une vraie formation de comédienne et qui met toujours une grande exigence dans l’interprétation. Pour ma part, je ne suis pas lectrice de formation, je fais confiance à l’indulgence du public qui, heureusement pour moi, ne s’est encore jamais démentie.
Lorsque j’écris, je ne vois pas forcément les paysages, les décors, ni même les personnages. C’est très variable, en fait. Il y a des romans « blancs » et d’autres qui foisonnent. Par contre, « j’entends » leurs voix, leurs accents, leurs intonations.
Les phrases elle-mêmes ont une musique, une scansion qui leur est propre. J’écris très souvent en alexandrins ou en octosyllabes dans mes albums pour les petits, mais je glisse également énormément de phrases rimées dans mes romans.
Que les lectrices et les lecteurs le perçoivent ou pas, cela n’a pas une grande importance. Par contre, lorsque je lis à haute voix, je retrouve instantanément ce rythme qui était le mien lors de l’écriture. C’est d’autant plus vrai que lire à voix haute est souvent ma façon de corriger mon texte lorsque j’ai un doute.
Je travaille à l’oreille.
Lire devant un public, c’est partager cette musique et surtout partager l’émotion.
Je disais tout à l’heure que je ne pensais pas aux lecteurs lorsque j’écris, que je restais totalement concentrée sur ce qui vient, sans me demander ce que cela provoquera chez l’Autre. Mais la question de cet Autre se pose dès que le livre est publié. J’imagine le roman entre d’autres mains que les miennes, je me demande si celles et ceux qui vont me lire riront là où j’ai ri (je peux éclater de rire toute seule devant mon écran, tellement mes personnages me prennent parfois au dépourvu) ou s’ils seront touchés, comme j’ai pu l’être en écrivant certaines pages.
Au cours de nos lectures, Cécile et moi sommes en prise directe avec les réactions du public, les sourires, les regards, les hochements de tête. Je me retrouve comme par magie dans l’état exact dans lequel j’étais dans les meilleurs moments de l’écriture (lorsque ça coule, que tout semble facile, et sans heurts).
Et ce qui est particulièrement joli, c’est lorsque la lecture se termine et que des gens, dans l’assistance, se pressent aussitôt de venir nous dire ce qu’ils ont ressenti, et à quel point ils ont passé un moment agréable ou émouvant en notre compagnie.
Parfois, même, ils ajoutent que cela leur a donné envie de relire le texte, parce que cette nouvelle musique le leur a fait entrevoir d’une façon différente.
Et puis, je l’ai dit plus haut, mettre un point final à un texte, c’est dire adieu aux personnages.
Mais lorsque je lis à voix haute devant un public, les personnages reviennent, pour un moment, je les retrouve comme de vieux amis, et j’aime vraiment ce rendez-vous.
Bibliographie jeunesse sélective de Marie-Sabine Roger :
- Et moi ?, album illustré par Marjolaine Leray, Seuil Jeunesse (2024), que nous avons chroniqué ici.
- Le Vilain petit Machin, album illustré par Marjolaine Leray, Seuil Jeunesse (2023).
- La souris des dents, album illustré par Marie Desbons, Lito (2023).
- Attention fragiles, roman, Seuil Jeunesse (2023).
- Le grand Grrrrr, album illustré par Marjolaine Leray, Seuil Jeunesse (2022).
- L’affaire méchant loup, album illustré par Marjolaine Leray, Seuil Jeunesse (2019), que nous avons chroniqué ici.
- Les tartines au kétcheupe, roman, Rouergue (2017 – publié pour la première fois par Nathan en 2005), que nous avons chroniqué ici et là.
- Le vilain monstre bleu, album illustré par Laurent Simon, Casterman (2016), que nous avons chroniqué ici.
- À quoi tu joues ?, album illustré par Anne Sol, Sarbacane (2011), que nous avons chroniqué ici.
- Rikimini, album illustré par Alexandra Huard, Casterman (2012), que nous avons chroniqué ici.
- 8 histoires à lire à deux, album illustré par plusieurs illustrateur·rices, Lito (2012), que nous avons chroniqué ici.
- La princesse de Fertabelle et la princesse de Fertamaline, album illustré par Sophie Lebot, Lito (2011), que nous avons chroniqué ici.
Retrouvez Marie-Sabine Roger sur Instagram.
Bibliographie de Jean-Claude Mourlevat :
- Série Jefferson, romans, Gallimard Jeunesse (3 tomes parus entre 2018 et 2023), que nous avons chroniquée ici.
- La chambre de Jo, roman, Gallimard Jeunesse (2020).
- Terrienne, roman, Gallimard Jeunesse (2011).
- Le combat d’hiver, roman, Gallimard Jeunesse (2006).
- Sous le grand banian, livre CD illustré par Nathalie Novi, Rue du monde (2005).
- La troisième vengeance de Robert Poutifard, roman, Gallimard Jeunesse (2004), que nous avons chroniqué ici.
- La ballade de Cornebique, roman, Gallimard Jeunesse (2003).
- L’homme à l’oreille coupée, roman, Thierry Magnier (2003).
- La rivière à l’envers, romans, Gallimard Jeunesse (deux tomes parus en 2000 et 2002), que nous avons chroniqués ici.
- L’enfant Océan, roman, Gallimard Jeunesse (1999).
Retrouvez Jean-Claude Mourlevat sur son site.
Aimait la littérature jeunesse bien avant d’avoir des enfants mais a attendu d’en avoir pour créer La mare aux mots. Goût particulier pour les livres pas gnangnan à l’humour qui pique !
J’ai adoré cet échange de questions-réponses entre Marie-Sabine Roger et Jean-Claude Mourlevat, deux écrivains que j’apprécie énormément.
Je suis impatiente de vous suivre dorénavant.
Un GRAND merci pour ce commentaire !